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UNE CARRIERE AU SERVICE DES FOYERS

1 - LA PREHISTOIRE

Il m'est demandé de vous parler de ma carrière et de mes expériences dans les Foyers. Je vais tâcher de m'exécuter, avec cet agacement d'être contraint de parler de moi beaucoup plus que je ne voudrais. Mais il se trouve, je n'y peux rien ! que je suis un ancêtre, pour ne pas dire "l'ancêtre" dans les Foyers.

 

Personne n'avait encore fait les expériences qu'il m'a été donné de faire. Aucun chemin déjà tracé ne s'ouvrait devant moi. Personne ne pouvait m'apprendre un métier (j'emploie ce mot, mais il ne me plaît pas) dont vous savez, tous, les multiples aspects et les multiples difficultés.

Alors, si vous le voulez bien, commençons par le commencement :

Comment je suis venu aux Foyers ?

 

J'avais été très grièvement blessé au chemin des Dames, fin septembre 1914. Huit mois d'hôpital. Réformé n°1 - 30% d'invalidité. Je devais abandonner mon métier d'imprimeur sur ordre du médecin. Mes deux poumons, traversés par une balle, ne sauraient s'accommoder du plomb des caractères qu'il faut manier constamment.

Je tenais debout. Je demande à repartir un fusil à la main. J'en avais fait un usage efficace. On me refoule avec pertes et fracas parcequ'il me reste une impotence du bras droit. J'entreprends d'étudier le Droit. On ne sait jamais ! ça peut toujours servir.

 

En décembre 1915, j'apprends que la Direction des Unions chrétiennes de jeunes gens (protestantes) recherche des garçons réformés pour être employés dans des centres d'accueil pour les soldats. J'étais président d'une Union de jeunes gens et jeunes filles, forte d'une trentaine de membres, ayant une action sociale très dynamique. Je suis présenté. J'accepte.

J'apprends à ce moment là, que les Unions chrétiennes de France avaient demandé à l'Y.M.C.A. (Young Men Christian Association) américaine le chiffre effarant de 3 millions de francs or pour l'aider à créer des Foyers dans la zône des combats. Les américains ne font rien à moitié. Ils organisent une collecte naionale et envoient 3 millions de dollars.

Des Foyers sur le front ! c'est exactement cela qu'il me faut. Je ne sais pas de quoi il s'agit. Mais le mot Foyers me plait. Le front plus encore.

 

La Société des Foyers du soldat, qui se créait, veut tester son personnel. Tout à fait à la fin de 1915, je débarque à Lyon, affecté à un Foyer du soldat, quai de Retz, près du pont Lafayette. Je suis très bien accueilli et je demande des directives. On ne m’en donne que de très vagues. Au fond, à moi de me débrouiller pour faire le meilleur travail possible. Le foyer est une grande baraque en bois, très bien aménagée, avec deux salles, une plus grande avec une petite scène, un piano, un théâtre guignol (nous sommes à Lyon), une plus petite pour la lecture et la correspondance, un bureau pour la direction et des poêles qui chauffent bien. Bon éclairage. Dehors, le long du quai, des jeux de boules.

 

Les garçons qui m’accueillent, tous réformés d’avant-guerre, sont charmants, certains très instruits, mais il leur manque ce qui fait les bons animateurs : (je pense au moment où j’écris à Sénégas, à Griffin, à Lacas, à Anstett, à celle qui est aujourd’hui madame Verne, etc…, qui devaient vingt ans plus tard, travailler avec moi).

L’atmosphère du Foyer, bien fréquenté, était un peu morose. Le Béarnais que je suis se déchaîne. Je ne dessinais pas mal à cette époque lointaine (j’ai beaucoup perdu depuis). Je fais des affiches humoristiques, des caricatures. Je me mêle constamment aux « clients ». On trouve que je ne réussis pas trop mal dans des fonctions que je me crée.

 

J’aurais pu rester à Lyon. Mais c’est le front que je veux. Je le fais savoir de plus en plus fort. Et, en mars 1916, j’arrive au Rudlin, dans les Vosges.

Tout est sous la neige. Les sapins sont de scintillants fantômes neigeux, d’une seule pièce. Le Foyer vient d’être terminé. Il consiste en une grande salle (6m x 20m) avec tables et bancs, plus deux petites pièces : ma chambre et un magasin-réserve du matériel.

Je suppose que les arbres qui ont fourni le bois de construction ont du être abattus cet hiver même car les gravures collées aux murs sont moisies en trois jours. Le plancher est à 50 cm du sol de base et un perron de quelques marches donne accès à la porte d’entrée. L’aspect est assez coquet.

J’ai une caisse de livres, une caisse de jeux, un phonographe, des disques, des affiches des chemins de fer (certaines très jolies) et des gravures de l’illustration.

Bref, de quoi commencer à travailler. J’ai même un planton pour les gros travaux de propreté.

J’ai été bien reçu par le capitaine « major de garnison » (je ne suis pas très certain que c’était son titre exact). Il y a une « auberge » où je puis prendre mes repas, dans le petit hameau du Rudlin.

J’ai convenablement arrangé ma petite chambre où j’ai un lit pliant. Le Foyer est chauffé par deux poêles et je trouve une provision de bois. C’est parfait. Je vais pouvoir travailler.

Il n’y a qu’un hic : pas un poilu ne monte mon perron !

Pourtant il y a du monde au Rudlin, peu de fantassins, mais des artilleurs, des hommes du génie, des « tringlots », au moins cinq ou six cents poilus en permanence. Les tranchées sont à 4 ou 5 kilomètres. Les canons s’entendent souvent. Et il y a pas mal de passage, au Rudlin. Je me répands dans ce Rudlin, je donne du papier à lettres et des enveloppes aux soldats, je les invite à venir au Foyer. Insuccès total !

 

Il devait être créé 1 800 Foyers du soldat, sur le front, pendant la guerre, chacun avait un numéro. Le Rudlin avait le n° 11. C’était un des tout premiers du front. Je ne pouvais demander conseil à personne sur la conduite à tenir.

 

Le quatrième ou cinquième jour, des jours très longs, continuant ma tournée de papier à lettre et enveloppes dont j’avais une ample provision, j’avise deux artilleurs qui, à l’entrée de la grange où étaient leurs chevaux, jouaient aux dames avec un damier en bien mauvais état. Je m’intéresse à leur jeu. Ils ne jouaient pas mal.

A un moment donné, l’un d’eux ne voit pas un magnifique coup. Je demande la permission de lui indiquer ce qu’il aurait dû faire. Il gagne tout de même et me lance un défi. Je saute sur l’occasion et je lui flanque une pile maison. La revanche accordée tourne à son écrasement. Vous imaginez facilement que ce n’était pas le moment de l’épargner !

Et je dis à mes deux joueurs : « à deux pas, au Foyer tout neuf, il y a des damiers tout neufs et il y fait chaud, venez avec moi…je vais vous montrer ». Ils viennent, s’épatent : « nous ne savions pas »… Le soir, le foyer était plein à refus et j’organise de suite un tournoi de dames, le prix : deux paquets de tabac (50 grammes, 10 sous) avec défi du directeur du Foyer au vainqueur (Oui : j’ai gagné).

 

Le Rudlin était lancé et avec un tel succès que, sur ma proposition, je crée un mois après un deuxième Foyer à Habaurupt, à 2 km, et deux mois plus tard, un troisième à Plainfraing, au bas de la vallée.

On me donne du personnel militaire, Paris m’envoie tout le matériel nécessaire pour l’équipement et je me sens enfin utile à quelque chose.

Le plus grand service rendu par les Foyers du début était fait des facilités données pour les correspondances : papier à lettres et enveloppes gratuits, encriers avec l’encre dedans et porte-plumes avec des plumes qui marchent. A notre époque évoluée des BIC indéréglables, personne ne peut imaginer quel luxe encriers et porte-plumes représentaient pour les poilus éloignés de ceux qui leur étaient les plus chers et à qui il fallait donner des nouvelles.

Donc, dans mes 3 Foyers des Vosges j’ai commencé à apprendre mon métier avec les concours de jeux de dames, d’échecs, de belote, de dominos, de jacquet, avec mes soirées de chansons et celles d’histoires.

Evidemment, de ces dernières, il y en avait des vertes et de pas mûres, mais il n’existait pas d’oreilles chastes dans les environs immédiats. Et j’interdisais absolument toutes les obscénités et les scatologies. Je dois dire que mes vigoureuses interventions avaient l’approbation du plus grand nombre.

 

J’ai vu les perce-neige fleurir, la neige fondre, les sapins quitter leur manteau, l’été venir et ma direction m’a demandé d’aller créer les premiers Foyers d’Alsace.

Je ne m’étendrai pas sur ces foyers : Oderen, où j’avais mon Foyer principal, Kruth et Wesserling. On m’avait fourni un cinéma KOK, et j’ai même donné des projections, en tournant la manivelle qui fabriquait la lumière, aux poilus de Thann et de Saint-Amarin. J’aurais bien des histoires pittoresques à raconter.

 

Ces Foyers d’Alsace, où je m’étais fait de précieux amis, m’ont laissé un souvenir particulièrement cher. Et lorsque j’ai quitté l’Alsace pour fonder les premiers Foyers de la Meuse, où bouillonnait la fournaise de Verdun, j’ai maudit mes « qualités d’organisateur » qui m’empêchaient de « profiter » moi-même de « mes » Foyers.

 

Devant le Foyer d’Oderen que je quittais pour toujours, j’étais déjà dans l’auto qui venait me prendre, quand j’ai demandé à descendre. Je suis allé revoir tous ces coins que j’avais organisés, la magnifique fresque de plus de dix mètres de long qu’un artiste muletier avait peinte dans le haut de la salle principale, et je suis revenu prendre place dans la voiture pleurant comme un pauvre gosse.

 

De mon arrivée à Rupt-en-Woëvre, à 3 km des Eparges, je veux dire deux mots.

 

Mais, avant de vous la raconter, il me faut préciser que les premiers Foyers du front avaient eu, en définitive, un réel succès auprès des poilus et auprès du commandement. Le Général en chef Pétain, que le moral de l’armée préoccupait, avait demandé à la société des Foyers du soldat, devenue Union Franco Américaine (U.F.A.), en reconnaissance de l’aide des Américains, d’étudier la possibilité de créer des Foyers dans tous les cantonnements de repos de première ligne. On nous avait donné un uniforme, kaki ou réséda, et nous avions des pattes d’épaule avec les deux lettres F.S. (Foyer du Soldat) qui intriguaient fort les populations.

Je devais retrouver ces initiales, beaucoup plus tard. Mais ceci est une autre histoire que je vous raconterai peut-être une autre fois.

Des circulaires avaient paru, affectant à la direction des Foyers des volontaires du service auxiliaire et d’autres volontaires ravis de ne pas se trouver dans les tranchées.

 

J’avais à cette époque 26 ans, j’étais donc très jeune. Non, ne calculez pas. Je vous dis moi-même que le mois de mai 1969 est mon quatre-vingtième mois de mai. Je n’en sui pas plus fier, mais pas consterné non plus.

Donc, j’étais arrivé à l’état-major de Souilly avec trois directeurs de Foyers tout neufs que je devais superviser. Le Général Pétain m’avait reçu, très impressionnant avec sa haute taille, ses yeux bleus et sa forte moustache. J’avoue que j’étais fort intimidé. Il nous fait donner des ordres d’accueil dans nos postes respectifs, nous souhaite bonne chance, et met des voitures à notre disposition. Chacun de nous quatre rejoint son poste.

Il faisait très froid. Me voici donc avec ma peau de bique devant le Capitaine du Train des Equipages, chef de la garnison de Rupt-en-Woëvre. Il regarde mes papiers, grommelle je ne sais quoi, fait une tête hargneuse ; Il avait ordre de me loger, de me nourrir et de faciliter ma mission. Je vous signale que tous les civils avaient été évacués depuis le front jusqu’à Bar-le-Duc, soit sur une profondeur de 40 kilomètres. Donc, pas d’hôtel, pas de restaurant, et les deux-tiers des maisons de Rupt étaient démolies.

La première prise de contact avait été désastreuse et je m’en rendais compte. Le Capitaine me demande de l’attendre, et sort sans un mot de plus. J’étais dans ce bureau avec mes valises, mon vélo et ma perplexité. Le poêle était chauffé à blanc. J’enlève ma pelisse en poils de chèvre et je m’assieds. Au bout d’une demi-heure, où je broyais des idées peu joyeuses, le Capitaine revient, plus hargneux que jamais. Ca continue !

Et, tout d’un coup, un miracle. Ma pelisse ôtée, j’étais en uniforme des Foyers. Le Capitaine me fait l’aumône d’un regard et se met à crier : « Mais ça change tout ». « Radieux », il vient vers moi et me secoue comme un prunier. « Mais vous avez la croix de guerre ! Vous n’êtes donc pas un embusqué ! Je me demandais ce que j’allais bien pouvoir dire de vous à mes vieux territoriaux ! » A cette époque-là, une croix de guerre, cela signifiait encore quelque chose…

J’ajoute que mes relations ultérieures avec le farouche Capitaine furent les plus agréables et les plus fructueuses du monde.

 

Le Foyer était une baraque Adrian de 30 mètres presque terminée. Je fais fabriquer des tables à pieds pliants, des bancs, une scène. Tout le monde se met à mes ordres et le Foyer ouvre très vite, trop petit dès l’ouverture. Je l’orne avec mes affiches. Dans des culots d’obus (il n’en manquait pas) je mets des fleurs des champs ou des plantes vertes sur chaque table.

J’ai trouvé un piano en relativement bon état dans une maison en partie démolie et, naturellement, un accordeur. Mon phono moud sa musique. J’organise des jeux, de petits concours, je découvre des talents de chanteurs et je peux même monter de vrais concerts.

 

Ma vie personnelle s’organisait fort bien. Je reçois la visite de plusieurs généraux : Mangin, Bordeaux (le frère de l’écrivain). Tout le monde est fort aimable pour moi.

Un seul pépin : Il fait durant quelques jours, après une tempête de neige, 29° au-dessous de zéro ! Tous mes encriers laissés sur les tables éclatent ! Et c’est salissant, un encrier éclaté !J’en ai une réserve. Les nouveaux passeront les nuits dans le four de ma cuisinière…

 

Et c’est le printemps, les muguets dans le bois au-dessus (les tranchées sont à 2 kilomètres et mes deux plantons territoriaux touchent l’indemnité de tranchée) puis des tapis de fraises des bois…

 

Je vois souvent mes trois collègues, qui réussissent de façons diverses. Leurs foyers sont à 3 et 5 kilomètres de Rupt. Je leur donne des tuyaux. Eux ne m’en apportent guère. Ils n’ont pas la foi ! cette foi qui transporte les montagnes…

 

Je suis heureux mais la direction de l’U.F.A. veille. Il y a trop longtemps que je suis à la même place. On me persuade que mon devoir est d’aller créer le premier foyer dans un camp d’aviation à Cazaux (Gironde). Je ne puis qu’obéir, et puis, l’aviation…

Le camp est au bord du lac, très beau, en pleine forêt de pins. Le Foyer est constitué de deux baraques Adrian en équerre avec un grand terrain annexe : du sable partout.

J’arrive précédé d’une certaine réputation et tout ce que j’entreprends est facilité au maximum. Très vite, mes deux baraques sont insuffisantes. J’en demande une troisième, de style différent, montée en un temps record et dont je fais ma salle de lecture et de correspondance. Un sergent volontaire est le « patron » de cette salle, même vis-à-vis de moi et cela m’enchante.

Les gens ont soif. Je fais creuser un puits foré, il y a de l’eau partout dans le sous-sol. Je fais installer un réservoir avec une batterie de robinets et pour la première fois depuis mon entrée dans les Foyers, je fais du commerce. J’ai comme personnel fixe deux Annamites, merveilleux. Je vends des sirops de ma fabrication : 120 litres de sirop pur par jour. Le sucre m’est procuré par l’intendance. Je résous l’insoluble question des verres par une affiche : « Le verre de sirop 20 c. le quart de sirop 10 c. Apportez vos quarts ! ». Et les aviateurs venaient du camp au foyer avec leur quart pendu à leur patte de ceinturon. Donc plus de verres et plus de vaisselle ! Mes clients se servaient eux-mêmes leur eau aux robinets.

 

L’hiver, c’était le café ! Je commençais ma soirée avec deux cents litres de café faits à l’avance et mis dans une batterie de vastes lessiveuses, et mes lessiveuses percolateurs me donnaient cinquante litres à chaque opération. Il faudrait un dessin pour tout vous expliquer. Essayez de me faire confiance.

 

Il y avait, au Foyer chaque jour, un concours de jeu et, toutes les semaines, un concert. Un chansonnier de Paris, Marc Hely, était mon imprésario-réalisateur-metteur en scène. Un des plus fidèles habitués de nos concerts était l’aumônier du camp, le curé de Cazaux, un homme extraordinaire qui avait été l’aumônier de l’impératrice Eugénie.

 

Au point de vue sport, c’était simple : je mettais un ballon en consommation, ce qui veut dire que, dans mon grand champ de sable, je jetais un ballon de football et je n’ai jamais vu un ballon monter aussi haut ou aller aussi loin. Au point de chute, c’était homérique. Mais le sol était de sable fin. Un ballon neuf devenait inutilisable en une semaine.

Autour du Foyer, c’était une complicité générale. (Vous n’ignorez pas que l’on vient toujours au secours du succès). Chacune de mes demandes au Commandement du camp était servie en première priorité.

 

Cazaux est perdue au bord de son lac. La localité la plus proche est la Teste-de-Buch, que les gens du pays appellent le bout du monde. Il y a un petit tortillard entre Cazaux et La Teste séparées par 11 kilomètres. Mon ravitaillement est acheminé gratis. Mieux = l’employé de la gare de Cazaux, à 800 mètres du foyer, m’apporte tout avec une brouette (dans le sable !) et il n’a jamais voulu accepter un pourboire. « C’est mon devoir » bougonnait-il.

Mes rapports avec les habitants sont excellents. Je rends quelques petits services aux uns et aux autres. L’eau de mon puits foré est la plus pure et la plus fraîche du village. Par les jours chauds, à midi, c’est le défilé des carafes, des brocs et des cruches ! Bien sûr, en contre partie, malgré mes protestations (sincères) on m’apporte un morceau de charcuterie, un petit plat fin ou quelques douzaines d’huîtres (Arcachon est à deux pas).

 

Et voici qu’arrive la nouvelle de l’Armistice : 11 novembre. C’est fini ! Je bondis au camp, je rameute mes chanteurs, musiciens, comédiens et j’invite tout l’état-major à un grand concert au Foyer, à 15heures. A l’heure dite tout le monde est là. Le commandant est au premier rang, avec à sa droite mon ami, le vieil aumônier. La salle est archi-comble. Je monte sur la scène et je clame notre joie générale. Je n’ai jamais entendu une Marseillaise spontanée plus vibrante, et elle est recommencée deux fois encore. Ce que fut le concert, je ne me souviens plus, Marc Hely avait improvisé un programme extraordinaire… Voilà, c’était le Foyer de Cazaux.

 

Quelques semaines après, je reçois mon remplaçant, car ma direction veut me faire créer le premier Foyer dans une ville de garnison. Je mets ce remplaçant, un garçon très bien, m’a-t-on dit, au courant de tous mes secrets. (Six mois après mon départ, rien n’allait plus au Foyer de Cazaux, ma direction l’a fermé.)

 

Je pars pour Tarbes, la ville choisie. Elle me plaît d’autant plus que c’est à Tarbes que j’ai fait mon service militaire et qu’à Tarbes habitait ma fiancée. J’y ai des amis. Je recherche un local suffisant. Je le trouve enfin.

Mais au moment où j’allais tout arrêter, un télégramme m’appelle à Paris. Mon directeur, Monsieur Sautter, était avec John Mot, le grand chef des Y.M.C.A. américains. Un Foyer du marin a été créé à Toulon mais rien ne va bien là-bas, paraît-il. Pourtant un effort énorme a été consenti.

 

J’ignore tout de la Marine. Mais il paraît que je suis le seul à pouvoir tout remettre à flot.

Je quitte Tarbes et ma fiancée le 2 mai 1919. Il neigeait. J’arrive en gare de Toulon, il faisait 28° à l’ombre. J’avais bonne mine avec mon gros pardessus kaki !

 

Voilà donc l’histoire de mon apprentissage. Je prends contact avec la Marine.

C’est un autre chapitre.

 

 

2 - LE FOYER DU MARIN

Donc, j’ignorais tout de la Marine au milieu de laquelle j’étais désormais appelé à vivre et à travailler.

 

Le Capitaine de Frégate Sauvaire-Jourdan, conseiller de Monsieur Sautter pour tout ce qui concernait la Marine et qui avait présidé à la création du Foyer de Toulon, entreprend de m’instruire.

J’apprends d’abord qu’il me faut dorénavant supprimer le possessif avant les grades : ne pas dire « mon Amiral », ne pas dire « mon Commandant », « mon Capitaine », etc…

Avec une patience infinie, le Commandant Sauvaire-Jourdan m’initie aux appellations et aux mystères des velours qui distinguent les divers corps d’officiers. Il sent bien, mon aimable et savant professeur, que son élève se noie de plus en plus.

Il me donne un excellent tuyau : « à partir de 4 galons, si vous vous sentez hésitant, dites toujours « Commandant » ; pour les deux ou trois galons, dites « Lieutenant » ou « Capitaine ». Aucun officier ne vous en tiendra rigueur ».

 

Pendant vingt ans, j’ai suivi cet excellent conseil et je m’en suis bien trouvé.

Le commandant Sauvaire-Jourdan me donne enfin des indications plus générales parmi lesquelles il en est une qui me gêne terriblement, moi, depuis l’origine directeur de Foyer du soldat : il vaudra toujours mieux éviter le contact entre les marins et les soldats. En effet, depuis des temps immémoriaux marins et coloniaux cherchent toutes les occasions de s’affronter et il en résulte de fréquentes bagarres dans les rues du vieux Toulon.

S’il s’en produisait au Foyer du Marin, ce serait catastrophiques…

Et puis, dans un autre domaine, il y aura de sérieuses vérifications comptables à effectuer… et des situations personnelles à examiner de près…

 

Me voici donc sur le trottoir extérieur de la gare de Toulon. Tout va commencer et tout est possible, le meilleur comme le pire.

Je charge de ma valise un commissionnaire qui m’amène au Foyer, à trois minutes à peine.

 

Le bâtiment est énorme – en comparaison avec toutes mes baraques Adrian. C’est un ancien magasin des Dames de France.

 

J’entre – l’intérieur est magnifique : au milieu du hall central, il y a un bassin entouré de fleurs, avec, en son centre, un ange souriant projetant un jet d’eau qui gazouille. De part et d’autre du hall, des plantes vertes en caisse encadrent des billards.

Des marins de service font la propreté.

Je contemple tout cela, émerveillé, et j’essaye de me persuader que je suis le « patron » de cette magnifique réalisation dont je découvre le premier aspect – mais dont j’ignoreencore tant et tant de particularités.

Un officier de marine – mais je ne vois aucun galon – vient vers moi :

- Vous désirez quelque chose ?

- Non, pas pour le moment, je regarde et j’admire.

- Mais vous ne pouvez pas rester là !

- Si, je peux. Je suppose que vous appartenez à la direction du Foyer. Voulez-vous prévenir votre directeur que Mr Grandperrin est arrivé ?

 

Une minute après, se penchant sur les balustrades de toutes les galeries, des têtes curieuses considèrent le nouvel arrivant. On attendait (je l’ai su plus tard) un monsieur grand et blond. Et voici qu’apparaissait un monsieur petit, brun, avec une grande barbe et un curieux uniforme kaki.

On me présente tout l’état-major du Foyer, dans lequel un ingénieur, un baron, un avocat à la Cour d’Appel de Paris, un capitaine de frégate en retraite, un premier-maître guetteur sémaphorique, un artiste peintre connu, deux autres messieurs et trois dames très distingués. Les messieurs sont en tenue d’officiers de Marine, sans galons et sans attentes (pattes d’épaule). Les dames sont en bleu-marine, coiffées d’un voile gris.

Il y a aussi du personnel d’exécution et une vingtaine de marins affectés au Foyer.

Avec mes 29 ans (moins 3 semaines) je suis le plus jeune du lot du personnel de direction.

Tout le monde s’attend à ce que je chambarde tout. Non ! je ne chambarde rien – pas en tout cas avant que je ne découvre ce qu’il faut chambarder. Il me faudra au moins quinze jours avant que je sache « de quoi il s’agit ».

Le problème qui se présente à moi ne ressemble en rien à ceux que j’ai pu résoudre plus ou moins heureusement dans toutes mes expériences précédentes.

 

D’abord le cadre est totalement différent. Dans mes Foyers du front et celui de Cazaux, toute la « clientèle » était dans des locaux d’une seule venue entièrement et constamment sous mes yeux, et sous mavoix, qui avait parfois à s’exprimer. Ici, les locaux étaient multiples et la clientèle dispersée. Le contact humain devenait très difficile à établir…

Ensuite, précédemment, j’étais seul à la direction de mes Foyers… Ici je devenait un chef qui devrait faire exécuter ses instructions par d’autres que lui.

Je me souvenais (excusez-moi de la rabaisser à mon niveau, mais elle m’avait profondément frappé) de la définition du « Chef » que des journalistes avaient fini par extorquer au Général Joffre, après la Marne :

 

Un "Chef" doit savoir trois choses :

1 - Ne rien faire ;

2 - Faire faire ;

3 - Ne pas laisser tout faire.

 

Donc :

1 - Rester toujours disponible ;

2 - Savoir choisir ses exécutants et bien expliciter ses ordres ;

3 - Se tenir au courant des diverses exécutions afin de les maintenir ou de les faire rectifier dans la ligne générale choisie par lui le chef, en définitive seul responsable.

 

C'était, à mon échelle, ce qui devenait "mon problème".

Les Anglais disent, en anglais, dans une situation analogue "attendre et voir".

Je voulais surtout voir, donc, il me fallait attendre.

Je décide de m’entretenir avec chacun des membres du personnel de direction, de bavarder avec lui de ses réalisations, de ses projets et en même temps, de faire la connaissance (je ne trouve pas d'autre mot) du Foyer en tant qu'outil. Cela m'a pris à peu près deux semaines. Si vous le voulez bien, nous ferons ensemble sa connaissance.

Mais il me faut, avant, vous parler de mon premier contact avec les autorités maritimes.

Le surlendemain de mon arrivée, je suis présenté, par un délégué de la direction des Foyers, au Préfet Maritime de Toulon, le Vice-Amiral Lacaze, qui avait été ministre de la Marine et qui devait devenir Académicien. Mon prédécesseur, encore en place, nous accompagnait.

Il faisait très chaud, à Toulon, mais l'accueil fut de glace. A la lettre, moralement, j'en grelottais. L'entrevue dura trois minutes. L'amiral eut tout de même pour moi quelques mots aimables d 'accueil.

Rassurez-vous, cela devait très bien s'arranger par la suite. Mais le moment n'est pas venu de vous dire comment.

 

Fermons la parenthèse et visitons le Foyer. Le hall d’entrée était très vaste, avec en son centre, le bassin fleuri dont je vous ai déjà parlé. A droite et à gauche, sous la première galerie circulaire, il y avait trois billards, entourés de plantes vertes en caisse, puis des tables pour les jeux d'intérieur : cartes, dames, échecs, jacquet, etc... Tout était très soigné.

 

Au fond du hall, en haut de quelques marches, il y avait comme une terrasse avec tables et chaises et un bar débitant uniquement des sirops et de la limonade. Un petit magasin fournissait du tabac, des conserves, du chocolat en tablettes, des biscuits et quelques articles d'usage courant.

Une vaste cuisine était derrière, mais elle n'était pas terminée et préparait seulement la nourriture du personnel marin du Foyer.

Au sous-sol, on trouvait d'abord une grande salle de boxe avec ring, punching-ball, etc, et quelques appareils de gymnastique, puis une salle de théâtre avec une scène bien aménagée et des sièges pour environ 300 spectateurs.

Deux autres salles plus petites n'avaient pas encore d’affectation particulière.

 

Le premier étage, vaste galerie bien éclairée, était aménagé en salle de lecture et de correspondance. Les tables et les chaises avaient été confectionnées exprès pour le Foyer : les unes et les autres étaient très belles. Partout, il y avait des plantes vertes en caisse. On aurait pu se croire dans un jardin. Vraiment l’ensemble de la réalisation était splendide.

Au premier étage encore! était une vaste salle d'escrime, d’installation parfaite, avec un maître d'armes remarquable. Dans cette salle d'armes, nul ne pouvait entrer sans se découvrir, même moi… mais je ne portais pas de coiffure !

 

Tout le deuxième étage était consacré au sport, avec des panneaux de basket-ball, un ring de boxe (ce qui en faisait deux au Foyer), une piste de course à pied tracée au pinceau…

 

II y avait aussi un troisième étage, constitué par les magasins des réserves des anciennes Dames de France. Beaucoup de locaux pouvaient être aménagés et recevoir des affectations diverses.

Enfin, à l'arrière du bâtiment, donnant sur la rue Victor Clappier étaient les bureaux de la direction et le secrétariat.

 

Evidemment, l'aménagement du Foyer du Marin avait dû coûter des sommes fort importantes. Rien n'avait été négligé pour que le maximum fut fait et l'installation était vraiment une réussite qui m’émerveillait.

 

Les Américains avaient largement donné des fonds, mais ils n'avaient pas donné que de l'argent. Ils avaient envoyé des hommes, des spécialistes des Y.M.C.A.

Je fis donc la connaissance des trois Américains détachés à Toulon. C'est eux qui me firent l'accueil le plus chaud. Leur chef, Wayne, G. HANSON, était l'un des hommes les plus remarquables que j'aie rencontrés dans ma vie ; j'en ai peu connus qui étaient d'un idéal aussi élevé. II était un des plus importants personnage des Y.M.C.A.

M. Hanson parlait très suffisamment le français, moi pas du tout l'anglais. Evidemment, nous avons essayé l'un et l’autre de savoir à qui nous avions à faire. Il en est résulté de nombreuses conversations qui ont fait naître entre nous une amitié qui devait durer de longues années.

De mes entretiens avec mes futurs collaborateurs, je ne vous dirai pas grand chose. Leurs conclusions n'ont rien à faire ici, qu'elles soient favorables ou décevantes.

La conversation qui me gênait le plus, était celle que je voulais avoir avec le Commandant Chretien, capitaine de frégate venant de prendre sa retraite, vingt ans d'âge de plus que moi.

J'ai donc commencé par elle. Et nous nous sommes tout de suite compris, car ce que j'attendais de lui, et je l'ai senti soulagé, ce n'était pas une subordination, mais une collaboration confiante, avec l'apport de son expérience d'homme et d'officier et ses conseils éventuels. Une solide affection - plus que de l'amitié - est née ce jour-là entre nous.

Evidemment, je feuilletais les archives, les livres de comptabilité, je me mettais au courant des travaux en cours ou projetés. Je prenais contact avec fournisseurs et entrepreneurs et je tirais déjà pas mal de conclusions.

 

Le Foyer continuait sa vie, avec une fréquentation qui me paraissait bien maigre, dans une ambiance sans chaleur humaine. Le personnel de direction ne quittait guère ses confortables bureaux se mêlait pas beaucoup à la clientèle.

Mon prédécesseur, un quadragénaire très froid, intellectuel planant au-dessus des contingences, ne se pressait pas de me céder son somptueux bureau, jouxtant le secrétariat (Mais je n’étais pas pressé).

II me prévient qu'un bal, qu'il a autorisé, va avoir lieu au deuxième étage du Foyer, le samedi suivant. C'est le troisième depuis quelques semaines. Il me renseigne : ces bals, qui durent toute la nuit, sont organisés par divers groupements toulonnais. Le Foyer n'intervient que pour prêter gracieusement le local, ce qui constitue une excellente propagande, en faveur du Foyer, auprès de la population.

L’orchestre est fourni par le groupement organisateur et une buvette est installée par un spécialiste des bals publics.

Donc, avec le minimum de charges pour le Foyer, c’est une très belle réclame.

J’en suis aussi peu convaincu que possible.

Je fais une très rapide enquête. Les gens (du Midi encore plus qu’ailleurs) sont très disposés à parler. J’apprends que le contrôle des entrées et des invitations est quasi-inexistant et je suis mis au courant de détails inadmissibles, en tout cas que, moi, je n’admets pas. Par exemple, que des couples, ayant soif d’isolement, descendent du deuxième étage au premier et même plus bas, à la recherche de coins sombres…

Je rencontre un organisateur venu pour les dernières dispositions en vue du bal. Il paraît très étonné de mes réticences pour l’avenir et m’avertit que le Préfet-Maritime lui-même est Président d’honneur du bal.

 

Mon sang ne fait qu'un tour… je ne veux pas user dans le Foyer de ce qu'il me semble être mon autorité, puisqu'on réalité je n'en ai pas encore effectivement pris la direction. Mais il me faut sans tarder savoir la position du Préfet Maritime.

Je lui fais demander une entrevue, qu'il m'accorde tout de suite.

Un quart d'heure plus tard (les distances sont courtes à Toulon) je suis devant un Amiral LACAZE beaucoup moins glacial que l'avant-veille. Il écoute l'exposé de ma position avec une réelle bienveillance. "Je suis de votre avis, me dit-il, je préfère qu'il n'y ait plus de bals au Foyer. Si je suis Président d'honneur du prochain, c'est que le Préfet Maritime est le Président d'honneur, par tradition, de toutes les manifestations toulonnaises de quelque importance, mais ce n'est en rien une marque d'approbation. Je suis content que vous soyez tout de suite venu me voir, et plus content encore que vous soyez venu seul. Je n'aimais pas beaucoup le Directeur que vous remplacez".

Le bal eut lieu. J'avais suggéré (officieusement !) quelques dispositions qui s'avérèrent efficaces.

Et surtout, désormais, le chemin entre la Préfecture Maritime et le Foyer n'était plus verglacé.

En possession des éléments que je voulais, j'écris à ma direction de Paris que je crois pouvoir assumer à Toulon la tâche qui m'est confiée, à la condition que, sans aucune réserve, j'aie carte blanche. Le surlendemain après-midi un télégramme m'arrive avec seulement trois mots : "carte blanche - Sautter".

 

A moi de jouer !

 

Je monte au bureau du précédent directeur qui se sera incrusté jusqu'au bout. Et voici, à peu près, ce que je lui dis :

"Je prends la direction du Foyer demain. Je vous demande de convoquer tout le personnel de direction, dans mon bureau, celui-ci, pour demain matin à 9 heures. Je serai moi-même, demain matin à 8 heures, dans "mon" bureau que vous aurez entièrement débarrassé de ce qui vous est personnel".

Je coupe court à ses protestations.

"Il y a quinze jours, lui dis-je, que je suis à Toulon. J'ai attendu de vous un geste qui n'est pas venu. Aujourd'hui, il s'agit d'un ordre, le premier que j'aurai donné ici. J'en exige l'exécution immédiate. Vous avez jusqu'à demain matin 8 heures. C'est tout".

 

Je ne devais jamais revoir mon prédécesseur.

Bon vent !

 

Le lendemain, à 9 heures, tout mon monde était présent, déjà un peu conditionné, car jusque-là on avait fini par conclure que j'étais décidément inoffensif.

Je résume le début de mon allocution d'ouverture qui vous fera comprendre la situation que j'avais découverte.

 

"Je commence par les choses désagréables. La fin sera meilleure.

Messieurs X, Y, et Z, le Foyer ne réglera pas les uniformes que, sans autorisation écrite, vous avez commandés au tailleur du Foyer. Il vous appartient donc de les payer de vos deniers. Le tailleur est prévenu.

Désormais, il n'y aura plus au Foyer ces petites soirées, avec ou sans Champagne, réunissant quelques directeurs et leurs invités. On en a trop parlé en ville. Et, de toutes façons, je les interdis.

Madame T., Messieurs C. et H., je ne crois pas pouvoir vous utiliser au Foyer. Vous êtes donc remis à la disposition de la Direction des Foyers. Votre situation sera réglée par elle. Votre présence à cette réunion n'est pas nécessaire. Vous pouvez disposer.

(Exit)

Ceci dit, je crois que nous pouvons ensemble, faire de l'excellent travail. M. Maury (le Premier-Maître guetteur sémaphorique) sera mon sous-directeur chargé du personnel d'exécution civil et militaire et de l'entretien général du Foyer. Le Commandant Chretien prendra la direction du service éducatif et des bibliothèques. M. S. sera le chef du service récréatif. M. L. s'occupera des activités sportives du foyer. M. O. (le baron) sera chargé du service commercial. Mme G. A. continuera à assurer la direction de l'annexe de Missiessy (une baraque Adrian sur la route du Dépôt) et Mlle Ci. E. poursuivra ses activités à l'Hôpital Ste-Anne.

Aux heures d'ouverture du Foyer, la place des directeurs est dans le Foyer et non pas dans leur bureau. Moi-même, je serai successivement présent dans toutes les activités.

Nous sommes des maîtres de maison qui reçoivent. Tâchons de bien recevoir nos invités qui sont les marins.

Je serait toujours à votre disposition si vous avez quelque chose à me dire ou à me demander".

 

Evidemment, j'en ai dit plus long. Mais, en une seule semaine, l'atmosphère du Foyer avait changé.

 

Sa fréquentation avait plus que doublé. Les liens entre le directeur principal (c'était mon titre) et ses collaborateurs se firent très vite amicaux. Rapidement, nous avons formé une véritable équipe, travaillant dans une agréable bonne humeur.

La cuisine du Foyer était très vaste. Je créai dans un petit local annexe, avec mes cuisiniers et sous la gestion de mon sous-directeur, un "carré" pour le personnel de Direction. Les repas pris en commun resserrent les liens d'amitié. Certains de mes collaborateurs étaient de vrais boute-en-train. Je n'étais guère mélancolique. Chacun payait son écot et nous pouvions amener des invités. Je crois que la création du carré a été constamment bénéfique au point de vue moral.

 

Mon ami l'Américain Hanson vint me voir un jour avec, à la main, un papier qu'il me tend : "Prenez. Je n'ai plus besoin". Cette lettre, écrite en français, signée Sautter, donnait à M. Hanson la possibilité de mettre fin à ma mission à Toulon, s'il estimait que je ne donnais pas satisfaction.

J'ai longtemps conservé cette lettre qui a disparu avec presque tous les documents que j'avais classés avec tant de soins… mais une autre guerre devait passer par là.

 

Je savais que la cote du Foyer remontait à la Préfecture Maritime. Un événement très sérieux devait la faire remonter plus encore.

En Mer Noire, des incidents très graves s'étaient produits. Beaucoup de marins libérables n'acceptaient pas que leur libération ne fût pas faite en même temps que celle des soldats de leur classe. Malgré les efforts des officiers, une révolte se propagea, prenant les allures d'une véritable mutinerie, avec tout ce que cela suppose de violences verbales et matérielles.

 

La révolte gagna Toulon. Les virus de l'indiscipline voyagent vite.

Il y eut des cortèges de marins dans les rue de Toulon, des officiers furent insultés, du matériel brisé.

Un après-midi, une colonne importante se présenta devant le Foyer, en força la porte et commença à l'envahir, pour ce qu'on appelle aujourd'hui un meeting. Tout de suite avisé, je me précipitai. Du haut de l'escalier du premier étage, je dominais les deux ou trois cents marins déjà entrés. Beaucoup me connaissaient. Par je ne sais quel miracle, je pus me faire entendre.

 

«Je vous interdis l'entrée du Foyer. Au moment où se discutent les conditions de la paix, à Paris, vous faites du mauvais travail. Croyez-moi, moi qui suis votre ami. Vous avez forcé la porte d'entrée du Foyer, mais vous allez la repasser tout de suite. Je suis tout seul. Vous êtes nombreux. Je vous ordonne de sortir. La porte est là, sortez !».

Le bras tendu vers la porte, je descends lentement deux ou trois marches.

L'incroyable se produit. Le flot des marins reflue sur la Place de la Liberté. En dix minutes, je peux refermer la porte du Foyer.

 

La colonne de marins va se concentrer sous les pins des fortifications de Ste-Anne. J'ai su que le Vice-Amiral Lacaze était allé, seul, parler aux protestataires, réunis sous les pins. Ce qu'il leur dit, je l'ignore. Mais la situation s'améliora en très peu de jours.

 

Le Préfet - Maritime avait été mis au courant (par qui ?) de l'incident du Foyer. Il me fait appeler, me félicite pour le succès de mon intervention et me demande de garder le contact téléphonique avec lui personnellement. "J'ai donné des ordres" me dit-il.

 

Je pouvais donc poursuivre mon travail dans les meilleures conditions qui soient.

J'ajoute que, au cours de mes vingt-cinq années de foyers à Toulon, tous les Préfets Maritimes, sans aucune exception, ont facilité au maximum mon action. Sans leur compréhension et leur bienveillance je n'aurais rien pu faire.

Et, cependant, que de fois ai-je transgressé de sacro-saints règlements et me suis-je placé, le sachant, dans des situations irrégulières.

 

J'avais, avec mon cher Maury, mon sous-directeur (exactement deux fois mon âge) entrepris de faire cesser la mise au pillage des ressources du Foyer par des fournisseurs et des entrepreneurs malhonnêtes. Quelqu'un au courant de mes intentions, crut me décourager en disant : «Ah ! Vous ne connaissez pas certains Toulonnais». Je répondis : C'est eux qui ne connaissent pas Grandperrin».

 

J'avais fait expertiser les mémoires et factures les plus suspects. J'exigeai, sous peine de poursuites correctionnelles, le remboursement des trop-perçus. Je refusai de payer certaines factures abusives.

Je ne citerai qu'un exemple particulièrement savoureux : un entrepreneur de peinture avait été chargé de peindre 400 bancs. Le travail avait commencé en décembre 1918. Il durait encore en mai 1919. Quand les 400 bancs étaient peints, on recommençait à les peindre, et cela durait depuis six mois. Cela aurait pu durer six ans ! Bien sûr, des factures étaient régulièrement présentées - et ponctuellement acquittées. Je mis fin à cette plaisanterie et, de peur du scandale (je n'aurais pas hésité), le peintre qui s'était cru astucieux remboursa environ la moitié de ses factures déjà payées.

Je dois préciser qu'au cours de mes vingt-quatre années toulonnaises j'ai eu affaire à de très nombreux entrepreneurs, fournisseurs, artisans, etc… Je n'ai qu'à me louer de leurs services et de leur probité. Certains sont encore mes amis.

 

Je n'ai parlé de ce qui précède que pour vous dire quelle remise en ordre s'est imposée à moi dès le début de mon activité toulonnaise. Elle m'a permis de comprendre les raisons de mon envoi à Toulon, celles du mécontentement de l'autorité Maritime et celles aussi d'une opinion fâcheuse sur le Foyer qui s'était répandue dans les milieux toulonnais.

Dans mes Foyers précédents, la page sur laquelle j'avais à écrire était blanche. La page de Toulon était déjà en partie déjà bien mal écrite quand on me l'avait passée. Il me fallait effacer. Il en reste toujours des traces.

Et cela m'a fait perdre du temps, car on a plus de peine à remonter un courant qu'à le descendre.

 

Le Foyer du Marin de Toulon avait été inauguré fin novembre 1918. Nous mîmes sur pied une grande fête pour son premier anniversaire.

Cette fête fut présidée par le Préfet Maritime entouré des hautes personnalités de Toulon.

 

Le Chef du Service Récréatif avait bien fait les choses. Environ 1500 personnes, dont un millier de marins avaient pu prendre place dans le hall (où une scène avait été dressée dans un décor de fleurs et de plantes vertes) et dans les galeries du premier et du deuxième étage.

 

Je prononçai l'inévitable discours programme, moins court que je n'aurais désiré, et la fête se déroula avec un succès complet.

La presse locale et régionale en rendit compte avec de très flatteuses appréciations.

 

Sans doute avez-vous trouvé que je me suis trop étendu sur des faits sans intérêt, apparemment, pour les Foyers en général. Mais il me fallait bien vous dire pourquoi et comment en quelques mois, j'étais devenu un homme connu à Toulon et un homme avec qui il fallait compter.

 

J'avais même eu les honneurs de certaines attaques publiques. J'étais encore bien jeune, et j'avoue qu'elles m'avaient fait mal. Mais des amis avaient répondu pour moi.

 

Si je ne vous avais pas expliqué ce que j'étais devenu, comprendriez-vous que le Préfet Maritime fit soumettre, pour avis, au jeune homme que j'étais alors, les plans, datant de 1914, d'un "Abri du Marin", qui devait devenir le Foyer des Equipages de la flotte de Toulon ?

 

Si je n'avais pas été littéralement porté par les circonstances, croyez-vous que mes avis, qui chambardaient tout ce plan, auraient été considérés comme valables et essentiels ?

 

Le moment approchait où le Foyer de l'U.F.A. devrait disparaître pour céder sa place au Foyer des Equipages de la Flotte.

 

 

3 - LES SOLDATS AU FOYER DU MARIN

Depuis les premiers jours de mon travail à Toulon, malgré les satisfactions très réelles qu'il m'avait données (la chance aidant, vous l'avez peut-être déjà remarqué) une chose me «turlupinait». Moi, qui jusqu'à mai 1919, et depuis l'origine, avait été directeur de Foyers du soldat, je devais éviter de faire trop rencontrer marins et soldats dans le Foyer du marin que je dirigeais.

Certes, quelques soldats fréquentaient le Foyer.

D'autres y entraient ne serait-ce que par curiosité. J'avais donné des instructions à tout le personnel pour qu'ils fussent particulièrement bien accueillis. Mais je ne trouvais pas cela suffisant.

Connaissant le point de vue de ma direction de Paris, je ne pouvais m'adresser à elle.

C'est au Préfet Maritime, le Vice-Arniral Sagot-Duvauroux, que je demandai et son avis et ses conseils.

 

«En tant que Préfet Maritime, me dit-il, je suis Commandant d'Armes de la Place de Toulon. Donc les régiments de Toulon dépendent de moi. A ce titre, je ne puis que partager votre désir de recevoir encore davantage de soldats dans votre Foyer. Les inquiétudes du Cdt Sauvaire-Jourdan sont explicables. Je suis cependant tout disposé à vous permettre une expérience qui pourra n'être pas sans difficultés. Allez-y ! Je vous fais confiance !».

 

Je demandai un rendez-vous aux Colonels des deux régiments casernés à Toulon (le 4ème et le 8ème R.I.C.) et je sollicitai leur accord. Celui-ci me fut accordé immédiatement. Le lendemain, la « Décision » de chaque régiment signalait aux soldats que tous les services du Foyer du marin de la Place de la Liberté leur étaient ouverts.

Chaque chef de service du Foyer se fit guide pour la visite du Foyer et les explications désirables. Après les entrées relativement massives des premiers jours, la fréquentation des soldats s'établit et se stabilisa à environ 15% des entrées générales, 20% du service sportif, 20% du service éducatif (cours et bibliothèque), 10% des billards et petits jeux (des statistiques aussi précises que possibles étaient tenues dans chaque service et journellement centralisées au secrétariat du Foyer).

 

Le Foyer s'appelait désormais : Foyer du marin et du soldat.

Le Commandant Sauvaire-Jourdan fit une visite inopinée à Toulon. Cet homme fin et intelligent feignit d'oublier les instructions qu'il m'avait données à mon départ de Paris, et me dit sa satisfaction de l'atmosphère générale du Foyer, qui était en pleine activité ce jour-là.

 

«Je suis prêt à tout croire, me dit-il en riant. Mais ce que je vois là aurait été inimaginable il n'y a pas si longtemps. J'avoue que je n'en crois pas mes yeux».

 

Ce que les yeux du Cdt Sauvaire-Jourdan ne pouvaient croire, c'était une partie de billard mettant aux prises deux matelots et deux gendarmes.

 

Quelques mois après, une affaire lamentable, dont j'ai eu un écho assez vague, m'amène chez le Préfet Maritime que je veux informer.

L'Amiral, déjà au courant, me donne sa carte avec un mot pour que le Directeur de la Police d'Etat, s'il l'accepte, me renseigne complètement, car je suis en mesure de régler cette affaire sans que personne n'en sache rien.

 

Monsieur Blanc me reçoit très aimablement. Il me donne toutes les précisions désirables. Il approuve que je veuille une solution discrète.

Il s'amuse en me prouvant que pas un de mes gestes, ni un seul de mes déplacements n'est passé inaperçu de la police pendant mes premiers mois toulonnais.

Et tout-à-coup, il sort un dossier d'un classeur.

«Voici mon rapport annuel. Je vous en livre un passage : Depuis au moins six mois aucune bagarre entre soldats et marins ne s'est produite à Toulon. J'en attribue le mérite à l'action du Foyer du marin de Toulon, où matelots et soldats apprennent à se connaître».

J'avoue que ce témoignage, que je signalai à Paris, me fit un extrême plaisir.

 

Quelques mois après, Monsieur Blanc fut assassiné par un bandit qu'il voulait appréhender. L'assassin, un nommé Delval, fut guillotiné.

Etant, en prison, l'homme de confiance n°1 des prisonniers et des gardiens, j'eus l'occasion de feuilleter les archives de l'établissement. Je découvris le nom de Delval. A la case de la levée d'écrou je lus ces mots terribles : «remis à Monsieur l'exécuteur des Hautes-Œuvres… pour être exécuté» et la signature du bourreau. Delval avait expié son crime, mais il avait privé le Foyer et son directeur d'un bien précieux ami.

 

 

4 - LA NAISSANCE DU FOYER DES EQUIPAGES

Les plans que le Préfet Maritime m'avait fait demander d'étudier étaient ceux établis au moment où Monsieur Bazil Zaharof avait fait don à la Marine, en 1912, je crois, de 300 000 francs or, pour la construction d'un bâtiment ouvert aux matelots.
Le donateur avait été scandalisé par la vue de tant de cols bleus, déambulant dans les rues de Toulon sans autre possibilité d'accueil que les bistrots de la vieille ville.
Les plans avaient été établis par un architecte grec. Monsieur Zahos, imposé par Monsieur Bazil Zaharof. L'emplacement du futur "Abri du Marin" avait été choisi sur ce qu'on appelait alors l'Ilôt A, place St-Roch, à proximité immédiate et au Nord de la Porte de l'Arsenal dite de Casligneau.
 
Bien que les 300 000 francs or du donateur aient dégringolé à 300 000 francs papier, soit au maximum le dixième de la somme primitive, la Marine avait décidé de construire l'Abri du Marin et j'en avais les plans, datant du début de 1914.
 
Evidemment, l'architecte, Monsieur Zahos, n'avait pas reçu de directives précises sinon peut-être celle de loger, dans le nouveau bâtiment, au moins trois membres du personnel de direction. Trois appartements étaient prévus, mais aussi des petites salles sans affectations particulières autour d'une salle de spectacle, ces petites salles étant destinées à la réception des matelots qui ne feraient sans doute qu'y passer. Enfin, il y avait une cour intérieure avec un bassin central entouré de parterres.
 
L'ensemble avait une certaine allure, l'extérieur étant particulièrement soigné.
Mais, dès mes premières études, je ne trouvai dans cet Abri du Marin rien qui pouvait attirer le matelot. Sans doute y avait-il une salle de spectacle, mais elle servirait au maximum une fois par semaine. Pas de bar, pas de sport, même pas un emplacement pour un jeu de boules. Par contre trois appartements, cossus, pour trois personnages de la direction de l'Abri… tenant à eux trois la moitié des surfaces utiles.
 
Je fis part de mes réflexions au Préfet Maritime, le Vice-Amiral Sagot-Duvauroux, qui avait remplacé le Vice-Amiral Lacaze, et j'insistai surtout sur la nécessité de prévoir un terrain de sports attenant au Foyer.
L'Amiral, qui me fut toujours bienveillant, fit siennes mes conclusions.
L'architecte, Monsieur Zahos, mis au courant par le Ministère, fit le voyage de Toulon pour étudier ce qu'était le Foyer du Marin de l'Union Franco Américaine. Il vint me voir. C'était un homme charmant et nous devions devenir des amis. Il passa deux jours dans le Foyer, examinant tous les aspects de ses activités. Je lui expliquai mon point de vue et répondis à toutes ses questions. Il me posait des colles, auxquelles je répondais de mon mieux. Il finissait par être très intéressé.
 
Je me souviens avoir organisé, sur sa demande, pour lui, en un quart d'heure, un tournoi de boxe sur le ring du deuxième étage. A ce tournoi; annoncé par haut-parleur, assistaient au moins 200 marins spectateurs passionnés. Je précise que, ce jour-là, j'avais une vingtaine de boxeurs à l'entraînement dans le sous-sol du Foyer.
Bref, Monsieur Zahos savait désormais ce qu'était un Foyer.
 
Je le persuadai de ne prévoir dans ses plans futurs qu'un seul appartement de personnel de direction. Il s'inspira des remarques toulonnaises et établit des plans entièrement nouveaux. Ce sont ceux du premier Foyer des Equipages de la Flotte, tel qu'il fut construit.
 
J'avais levé un lièvre très encombrant avec cette nécessité, sur laquelle je ne cessais d'insister, d'un terrain de sport attenant au foyer.
Où caser ce terrain de sport et où le trouver ?
L'Ilôt A, d'abord prévu, était par trop exigu. Il y eut, à bien des échelons, d'interminables discutions. Dans ce Toulon enserré par ses fortifications, rien n'était possible… à moins… que l'on n'attaque ces fortifications condamnées depuis bien des années.
Et puis, le Foyer, le mettrait-on à l'Est ou à l'Ouest ? Le centre d'attraction des villes se déplaçant en France de l'Est à l'Ouest, ce fut l'Ouest qui fut choisi, d'autant que le nouvel emplacement était près d'une des portes principales de l'arsenal et sur le chemin du 5ème Dépôt des Equipages. Par une coïncidence heureuse, l'endroit qui emporta la décision, définitive était précisément celui que j'avais suggéré au début des discussions qui durèrent plusieurs mois.
 
Donc en 1922, le premier coup de pioche (lequel fut un coup de mine) était donné aux remparts de Toulon pour le Foyer des Equipages de la Flotte et son stade.
 
En 1923, Monsieur Millerand, Président de la République, vint poser la première pierre du Foyer. Le stade attenant fut construit.
 
J'aurais cent histoires pittoresques à raconter à ce sujet, mais cela nous mènerait trop loin.
 
Finalement en 1926, le Foyer fut inauguré et ce fut une bien belle cérémonie.

 

 

5 - LE SABORDAGE DE LA FLOTTE A TOULON, L'OCCUPATION DU FOYER DU MARIN

Les Allemands avaient occupé la zone libre.
Mais il avait été créé, autour du port de Toulon, de sa rade et de sa flotte, un camp retranché où les ennemis ne devaient en aucun cas pénétrer. Les clauses de l'armistice de 1940 demeuraient ainsi respectées. La Flotte de guerre française resterait neutre et ne serait jamais mise à la disposition de l'un ou de l'autre des belligérants.
Cependant, la confiance étant loin d'être complète dans la bonne foi des occupants de la zone libre, des exercices de sabordage avaient été ostensiblement prévus et exécutés, les équipages étaient consignés à bord, toutes mesures connues et aussi peu secrètes que possible.
 
Par ailleurs, personne n'avait oublié à Toulon le drame de Mers-el-Kebir et l'intervention de la Flotte anglaise contre les bâtiments au mouillage n'était pas une hypothèse absurde. Elle était certainement envisagée par le Commandement, comme je sais qu'elle l'était par la population toulonnaise.
 
L'atmosphère était donc fortement tendue à Toulon.
 
Le matin du 27 Novembre 1942, une terrible détonation réveille Toulon.
Il était 4h50. J'avais toujours dans l'oreille les caractéristiques des canonnades de la précédente guerre. Pas de doute, ce n'était pas un « départ » c'était une « arrivée ».
Je bondis hors de mon lit. Je vais à la fenêtre de ma chambre et je distingue de très vives lumières dans le ciel dans la direction de la rade. Je m'habille succinctement et je descends sur la place de Castigneau devant le Foyer.
 
J'y suis seul.
 
Je vois mieux les fusées éclairantes descendant du ciel, lâchées par des avions invisibles. De quoi peut-il s'agir, après cette seule et unique explosion ?
Un gros véhicule passe derrière moi et s'arrête devant la porte de l'Arsenal, à cinquante mètres de moi, il y avait du trafic toute la nuit, c'était normal. D'autres véhicules suivent.
Je me retourne, le premier véhicule était un tank, et les autres, des chenillettes pleines de soldats allemands.
La porte de l'Arsenal s'ouvre au premier coup de klaxon, et les chenillettes s'engouffrent dans l'Arsenal à une vitesse de 30 à 40 kilomètres à l'heure.
Pour celui qui sait quel labyrinthe est un arsenal, cette vitesse était stupéfiante. Plus de doute, les Allemands en veulent à la flotte.
 
Sans presser le pas, rentre au Foyer. Mon premier ordre "surtout pas de lumière".
Une trentaine de marins sont couchés au dortoir, permissionnaires rentrés par les trains de la veille. Je leur dit : « les Allemands sont en train d'occuper l'Arsenal. Prenez vos cliques et vos claques. Filez par le stade et tâchez de vous perdre dans la nature. Faites-vous prêter des vêtements civils. Bonne chance ! »
 
Je monte prévenir ma femme : « les Allemands sont là. La flotte va sa saborder. Il y aura du bruit tout à l'heure ! »
A propos de bruit, on devait l'apprendre plus tard, la formidable détonation qui avait réveillé Toulon était celle produite par une des mines magnétiques que les avions allemands mouillaient à l'entrée de la rade et qui, au lieu de tomber dans l'eau, avait chu sur l'extrémité de la grande digue et explosé, brisant des centaines de vitres au Mourillon et à la Mitre.
 
J'ordonnai à mon personnel militaire de ne pas se montrer au dehors et, à toute éventualité, je demandai à un de nos matelots alsacien, parlant parfaitement l'allemand, de se tenir constamment à portée de ma voix.
 
Quelques détonations d'armes légères et même une courte rafale de mitrailleuse se firent entendre, bientôt suivies de formidables explosions.
Dans le jour naissant, d'énormes volutes de fumée noire s'élevaient au dessus de l'Arsenal et le ciel en fut vite tout entier obscurci.
Sur la place de l'Arsenal, le tank avait pris position près de la porte. Des ouvriers commençaient à arriver, immédiatement groupés par les Allemands de part et d'autre de cette porte. Les officiers étaient rassemblés sur la place Saint Roch, précisément sur cet Ilôt A où, à l'origine, devait être construit le Foyer.
Et pendant ce temps-là, d'énormes détonations ponctuaient le suicide de la flotte.
 
Vers 9 heures, un officier allemand se présente au Foyer et m'annonce l'arrivée d'une cinquantaine de soldats qui y demeureront. Il est fort poli et parle un français suffisant. Je lui assigne le dortoir du premier étage qu'il trouve à son gré.
J'en profite pour lui demander d'intervenir pour que soient enlevées, du stade, plusieurs chenillettes qui sont venues se garer sur la pelouse. Un rnatch de football (civil) est prévu pour le surlendemain dimanche et j'insiste pour que ce match ait lieu devant son public habituel. L'officier me promet une réponse officielle qu'il me rapporte très rapidement : « accord », mais le stade devra être évacué à 17 heures.
 
Je demande des laissez-passer pour tout mon personnel, civil et militaire et pour moi-même. Satisfaction immédiatement donnée. Le Foyer demeurera ouvert aux marins des services français devant être maintenus à Toulon.
La flotte continuait son agonie qui devait durer quatre jours.
Le match de football eut lieu le dimanche, devant un public assez restreint.
Au moment où s'achevait l'évacuation du terrain, que je surveille, je suis appelé au Foyer.
Je me trouve en présence d'un groupe d'officiers allemands entourant un chef, dont j'ai su plus tard qu'il était un amiral. Celui-ci, qui parle un français impeccable, me dit que le. Foyer va être intégralement occupé par les Allemands, sauf les bureaux, mon appartement et le dortoir des marins du personnel du Foyer.
II m'indique certaines modalités de cette occupation, puis il ajoute, nos regards rivés l'un dans l'autre :
- Qu'avez-vous à dire ? Rien à réclamer ?
- Moi, Rien, puisque vous commandez.
Il me regarde fixement dans mes yeux qui ne se baissent pas.
- Lui : Monsieur ! nous avons fait de l'occupation en Hollande, au Danemark, en Norvège. C'est seulement en France que nous trouvons des gens qui conservent leur dignité. Vous avez fait la guerre mondiale, Monsieur ?
- Oui ! et je l'ai bien faite. Les Allemands aussi l'ont bien faite en ce qui me concerne. Ils m'ont envoyé huit mois dans un hôpital.
A cet instant, une explosion très forte s'entend.
Lui : Quel dommage, ces beaux bateaux !
Moi : Mais vous aviez fait la même chose à Scapa-Flow !
Lui : Oh ! nous comprenons ! mais quel dommage !
 
Puis, d'une voix forte, il prononce une phrase en allemand et quitte le Foyer, suivi de tout son Etat-Major.
 
Je demande à mon marin alsacien, toujours assez près de moi, ce qu'était cette phrase : « II a donné l'ordre à tout le inonde de vous respecter ».
 
La coexistence avec les allemands était fort difficile et le foyer ne pouvait plus rendre les services pour lesquels il avait été créé.
Je déplaçai nos bureaux dans une petite villa proche, car nous conservions la direction du stade et des autres terrains.
 
Je quittai mon appartement. Les matelots affectés au Foyer rejoignirent le 5ème Dépôt.
Les Allemands occupèrent la totalité du bâtiment, dans lequel ils apportèrent certaines modification.
 
Et puis ce furent les bombardements de Toulon qui bouleversèrent le stade Amiral Jauréguiberry et détruisirent en partie le Foyer.
 
Le 15 Août 1944, l'armée de libération aborda la côte de Provence. Après d'âpres combats Toulon fut libéré. J'eus à peine le temps de hisser nos trois couleurs au fronton du Foyer. Je fus arrêté dès le premier jour de la libération pour, paraît-il, faits de collaboration. Je ne devais revenir à Toulon que vingt ans plus tard.

 

 

6 - LE FOYER DES EQUIPAGES DE LA FLOTTE (F.E.F.) DE TOULON

Si ces déjà trop longues lignes étaient destinées à d'autres lecteurs que ceux du Bulletin de notre Amicale, il me faudrait sans doute parler très en détail de l'organisation du Foyer des Equipages de la Flotte de Toulon.
 
Mais tous les anciens et aussi les nouveaux savent ce qu'elle a été.
L'Ecole des ASFO, sous la direction d'abord de mes amis Guy Senegas et Henri Lacas, puis de Madame Verne, a, de façon précise (j'ai eu des documents sous les yeux tout dernièrement avec même des plans à l'appui), dit l'essentiel de ce qu'il était intéressant de savoir.
Je me bornerai donc à une simple énumération, avec un minimum de commentaires, uniquement pour remettre en mémoire ce que fut ce Foyer de Toulon qui ne devait pas survivre à la dernière guerre.
 
Tout d'abord, qu'était matériellement le Foyer, dont les plans avaient été conçus par l'architecte grec M. Zahos ?
 
Le bâtiment, avait, vu en plan, à peu près la forme d'un avion, les ailes de 80 mètres d'envergure, un fuselage long de 40 mètres et une queue de 30 mètres de long. Tous ces chiffres sont approximatifs, mais donnent une idée des dimensions.
 
Le Foyer se composait de :
1 - Un sous-sol, ou plutôt un rez-de-chaussée, à demi enterré ;
2 - Un rez-de-chaussée dont le plancher était surélevé de 2 mètres par rapport au sol extérieur ;
3 - Un premier étage ;
4 - Sur les ailes et la queue, un deuxième étage, avec, entre les deux, une terrasse accessible.
 
En outre, des caves avaient été aménagées sous certaines parties du sous-sol (chaufferie, réserves, etc…).
La circulation se faisait par des couloirs extérieurs, ouverts, à l'origine, M. Zahos ayant traité l'immeuble comme une villa coloniale, mais qu'après le premier hiver nous avons fait vitrer.
 
Voilà donc l'ossature du Foyer. Nous en verrons la disposition intérieure en bavardant de ses activités.
 
Commençons par les activités matérielles.
 
Le Foyer des Equipages de la Flotte de Toulon était ouvert 24 heures par jour. En effet, en plus de ses multiples services, le Foyer était, la nuit, un hôtel qui offrait 160 lits aux marins de sortie ou permissionnaires. Nous en parlerons tout à l'heure.
 
Le bar
 
Le Foyer avait un bar, aménagé dans l'aile droite, au rez-de-chaussée. Ce bar débitait des boissons froides et chaudes, limonade, bière, viandox, café et tous les apéritifs de moins de 20° d'alcool (Cinzano, Martini, etc…). On trouvait au bar des croissants, du pain, des sariwiches divers, de la charcuterie, des boites de conserves pour casse-croûte, etc… Le bar vendait du tabac et des cigarettes.
Il ouvrait le matin à 5 h30 pour servir, aux marins ayant couché au Foyer, du café et des croissants chauds, que le boulanger livrait tous les matins à cinq heures.
Le bar accueillait les permissionnaires rentrant à Toulon par tous les trains de la journée. Il ne fermait qu'à la fin des activités du Foyer, soit à 21 heures en semaine et à minuit les soirs de concerts du samedi ou de bals du dimanche.
Il va sans dire que ces heures d'ouverture nécessitaient un personnel de roulement assez important.
 
Les dortoirs
 
Je vous disais il y a un instant que le Foyer était un hôtel avec 160 lits.
A l'ouverture du Foyer, un seul dortoir était prévu par l'architecte, au premier étage du fuselage, dans lequel nous avions pu mettre 80 lits, en trois rangées, les lits ayant une chaise à leur chevet et étant séparés les uns des autres par le minimum d'espace, soit environ 50 centimètres.
Nous avions, dès le début, renoncé à installer de petits placards individuels à la tête de chaque lit, ces placards n'offrant qu'une trompeuse sécurité et nécessitant une clef individuelle dont la remise et la récupération aurait compliqué un service que nous désirions d'une extrême simplicité.
Les « clients » rangeraient donc leurs vêtements sur la chaise et, éventuellement, mettraient leur fortune sous leur traversin.
Ainsi a-t-il été pratiqué jusqu'au bout et, s'il est arrivé aux femmes de service de trouver un portefeuille sous un traversin, ce portefeuille retournait à son propriétaire par les voies les plus rapides.
Il n'a jamais été signalé un seul vol dans les dortoirs du Foyer.
Après le premier mois de fonctionnement, le dortoir du Foyer était plein tous les soirs dès son ouverture.
Mais nous allions trouver un local inattendu pour doubler notre nombre de lits.
L'architecte avait prévu un théâtre-cinéma au rez-de-chaussée du fuselage. La scène et la cabine étaient fort bien installées mais… l'acoustique était déplorable dans cette salle de 40 mètres de longueur et la technique de l'insonorisation n'était guère au point en 1926. Par ailleurs, avec seulement cinq mètres sous plafond, et la traversée du compact nuage de la fumée des cigarettes et des pipes, la brillance des images du cinéma était catastrophiquement ternie. D'où un double échec qui nous a paru sans remède.
 
Nous avons donc sacrifié la salle de théâtre-cinéma et nous en avons fait un second dortoir qui, doublant celui du premier étage nous donnait 160 lits.
Je précise tout de suite que la totalité des lits du Foyer a toujours été occupée au moins vingt nuits par mois et que la moyenne des autres nuits n'a jamais été inférieure à 100 lits.
Je rassure enfin les amateurs de théâtre et de concerts. Ils auront leur compte s'ils poursuivent leur lecture.
Revenons aux dortoirs. Les lits étaient à sommier métallique très souple, avec matelas de laine. Les deux draps, repassés, étaient changés tous les jours. Les couvertures étaient blanches, de laine l'hiver et de coton l'été. Nous les avions voulues blanches pour que la moindre malpropreté soit décelée immédiatement. Chaque lit avait à sa tête son numéro (de 1 à 160).
I,e prix de la nuit était de 5 francs en 1939, couvrant les frais de blanchissage, l'amortissement de la lingerie, la réfection des matelas, etc…
Nous avions environ 2000 draps en roulement et autant en réserve. Ils étaient blanchis par une entreprise toulonnaise qui nous les retournait dans les 48 heures. Nous avions avec elle un contrat spécial, la quasi-totalité des draps étant en réalité des draps propres.
Tous les samedis et tous les dimanches, les dortoirs étaient complets. Cela supposait (le camion de l'entreprise de blanchissage ne passant pas le dimanche) 640 draps à enlever le lundi matin.
La propreté des lits, leur alignement impeccable et la netteté des locaux étaient tels qu'ils sont demeurés dans la mémoire des usagers après plusieurs dizaines d'années depuis la disparition du Foyer.
(L'année dernière, visitant avec un de mes neveux, à l'Ile de Ré, une organisation sociale des P.T.T. le chef cuisinier, largement quinquagénaire, m'a reconnu : « j'étais à Toulon avant la guerre. Il y a plus de trente ans, mais je me souviens très bien de vous et de votre Foyer. Ah ! Votre dortoir ! J'y ai couché au moins cent fois. Quelle propreté ! etc… etc… etc…).
 
Je dirai quelques mots de l'organisation du dortoir. Dans chacun des deux dortoirs, il y avait un veilleur de nuit. Dès 20 heures, il recevait les candidats dormeurs, marins et quartiers-martres. Les lits étaient attribués strictement dans l'ordre des numéros. Sur un registre ad-hoc le veilleur notait : le nom et le prénom du marin, son grade, sa spécialité, son matricule, son unité, l'heure d'inscription et celle choisie pour le réveil.
Le branle-bas général avait lieu à 6 heures et le dortoir, en semaine, devait être évacué à 6h30. Le dimanche à 8 heures.
Le veilleur de nuit réveillait les dormeurs, à l'heure particulière choisie par eux. Dix minutes après, il repassait pour vérifier s'ils se levaient, car "à 5 heures, quand vous appelez un garçon de 20 ans et qu'il vous réponde, vous avez seulement la preuve qu'il n'est pas mort, mais non celle qu'il est bien réveillé ».
Donc, quand le veilleur repassait ; il ramenait d'un coup drap et couverture au pied du lit, empoignait les jambes du marin et le mettait assis.
II n'est pas d'exemple que le « réveillé », se grattant la tête des deux mains, n'ait pas dit « merci ».
 
Foyer avait obtenu des autorités maritimes que le marin qui avait raté l'ouverture des portes de l'Arsenal ou l'embarcation qui devait le ramener à bord et qui avait couché au Foyer soit considéré comme étant dans une situation régulière.
Les marins pouvaient donc demander au veilleur de nuit un bulletin portant les heures de leur entrée au dortoir et de leur sortie.
Aucun bulletin de complaisance (la consigne était très sévère) n'ayant jamais été délivré, les diverses autorités ont toujours accordé une confiance totale à ces bulletins. Mais, presque journellement, une confirmation des mentions portées sur un bulletin était demandée au secrétariat du Foyer où le registre du dortoir était déposé et il y était immédiatement répondu.
« Vos bulletins, me disait un jour pittoresquement un usager du Foyer, ont évité à l'ensemble des cols bleus des siècles de prison ».
Je n'ai jamais fait le calcul !
Enfin précisons que des malins - il en existe aussi dans la Marine - se faisaient inscrire au début de la soirée et, croyant s'être ménagé, mettons un… alibi, s'en allaient passer la nuit ailleurs.
Or, vers 1 heure, toutes les nuits, chaque veilleur faisait le tour de son dortoir pour vérifier que tous les lits inscrits étaient bien occupés. S'ils ne l'étaient pas, il les attribuait aux premiers noctambules qui se présentaient, et inscrivait en face du nom de l'absent : « n'a pas couché ». Cette mention n'a pas manqué - hélas - de causer quelques ennuis à des garçons trop astucieux.
La réfection des lits, l'entretien du dortoir et celui de la literie étaient assurés par trois lingères - d'âge canonique - attachées au service commercial du Foyer.
 
Garde des colis
 
Je ne parlerai de ce service qu'à titre rétrospectif.
Les raisons qui l'ont fait créer en 1928 n'existent plus actuellement. Je les avais découvertes au cours de conversations avec nos marins.
Les marins - comme tous les militaire d'ailleurs - sont recrutés dans le civil (ô cher La Palisse !), ce qui signifie qu'ils arrivent en civil au Dépôt, où l'on s'empresse de les habiller en matelots. Les effets civils étaient indésirables au Dépôt. Il appartenait à l'intéressé de s'en débarrasser.
Mais où les déposer ? Bien sûr dans quelque complaisant bistrot, qui trouvera le moyen d'endetter le marin (son colis est la garantie du payement). En définitive, le gage des dettes qui ne pourront pas toujours être payées, c'est le colis de vêtements. Plus complaisant que jamais, le bistrot éponge les dettes… en conservant le colis.
Pour mettre fin à ces pratiques, le Foyer avait organisé un service de garde des colis d'effets. Il fournissait, au prix coûtant, le papier d'emballage et la ficelle, quand le marin tout neuf n'avait pas de valise.
Pour 2 francs (de l'époque) le Foyer gardait le colis pendant un maximum de 13 mois (un an et un mois). Sur demande des intéressés, le Foyer se chargeait de l'expédition des colis à la famille.
Un long magasin à multiples étagères avait été installé au sous-sol, dans le couloir de circulation à droite du fuselage, couloir condamné, bien entendu, la circulation étant assurée par ailleurs. A certaines époques, ce magasin gardait plus de mille colis.
Au bout du temps convenu, il restait un certain nombre de paquets abandonnés par leur propriétaire. Leur contenu, après inventaire, était remis à des oeuvres toulonnaises d'assistance aux vieillards (Petites sœurs des pauvres et Armée du Salut).
 
Je vais aborder maintenant les activités essentielles du Foyer des Equipages de la Flotte de Toulon. Je n'ai rien dit de celles du Foyer du Marin de l'Union Franco-Américaine parce que nous allons les retrouver toutes au nouveau Foyer, qui a été la continuation du premier.
 
Seule aura disparu - faute d'un local assez vaste - la salle d'escrime superbement installée Place de la Liberté, avec son maître d'armes, ses trois pistes et son très beau matériel.
Tout le monde n'y aura pas perdu. Sur le conseil de nos amis américains et avec un peu leur aide, le Maître d'armes Cabijos, est parti installer une salle d'escrime à New-York. Son succès a été immédiat - ce qui veut dire que sa fortune a été vite faite. II sait combien je m'en suis réjouis.
 
Le SERVICE RECREATIF
 
Un chef de service en dirigeait toutes les activités qui étaient multiples et assez dispersées dans le Foyer.
 
Les Petits Jeux - (cartes, dames, échecs, jacquets, etc...) étaient offerts dans la salle du Bar où avaient lieu les concours réguliers de ces jeux.
Dans la saille de Bar étaient, en outre, quatre billards russes et quatre baby-foot (j'emploie le mot actuel).
Au sous-sol, il y avait (queue de l'avion) deux salles de ping-pong avec, en tout, quatre tables.
La salle de billards français tenait, avec ses 40 mètres de long, tout le fuselage du sous-sol. Elle contenait onze excellents billards dont un grand billard de match. Ces billards étaient maintenus en parfait état, les billes étaient en ivoire véritable et les tapis de la meilleure qualité. 44 queues, vérifiées journellement, étaient dans les râteliers aux heures d'ouverture. Un nombre égal était en réserve ou en révision à l'atelier du Foyer.
Il était prélevé une légère cotisation (1 franc par demi-heure et par joueur en 1939) simplement pour obtenir que les joueurs se renouvellent car, très souvent, et plus particulièrement le samedi et le dimanche, ping-pong et billards étaient tous occupés.
Les raquettes et les balles de ping-pong, des meilleures marques, étaient prêtées par le Foyer. Toute balle cassée devait être remboursée à son prix d'achat. Une comptabilité simple était tenue par le matelot de service aux ping-pong et aux billards.
 
Le théâtre et les concerts - n’avaient pas souffert de la transformation en dortoir de la salle de spectacles primitivement prévue.
Une scène avec tous ses décors et son rideau pouvait être montée en moins d'une demi-heure dans le fond de la salle de Bar, laquelle, débarrassée de ses tables et garnie de chaises, pouvait recevoir environ trois cents spectateurs.
Le service du Bar était évidemment interrompu pendant les représentations elles-mêmes, mais il reprenait durant les entractes et à la fin de la séance.
Le chef du service Récréatif organisait tous les samedis des concerts, des séances théâtrales ou récréatives, des crochets, etc… Il avait une troupe de comédiens, chanteurs, musiciens, presque tous marins et soldats, mais les concours civils, à la condition qu'ils soient bénévoles, étaient très volontiers accueillis.
Les jazz des bâtiments, leurs chorales, leurs troupes théâtrales étaient invitées à se produire au Foyer. Des concours de chorales de bord avaient été organisées avec succès.
Certains artistes parmi les plus célèbres sont venus se produire devant les marins. C'est ainsi que Mayol, au faîte de sa célébrité, venait tous les ans, bénévolement, roder son tour de chant nouveau sur la scène du Foyer.
Bien d'excellents artistes ont fait leurs premières armes au Foyer du Marin de Toulon, devant leurs camarades.
 
L'hiver dernier, j'ai rencontré dans un restaurant niçois, un ex-marin qui fut pendant deux ans l'extraordinaire animateur de la troupe du Foyer : Pierre Destailles, acteur, chanteur, chansonnier, comédien que la télévision présente souvent. Nous ne nous étions pas revus depuis les années avant la dernière guerre. Nous nous sommes tout de même reconnus et nous avons parlé du « bon vieux temps », dont mon ami Destailles avait conservé quantité de souvenirs précis.
 
En semaine, le Foyer organisait souvent des concerts de disques de musique classique remarquablement suivis. Pourtant le microsillon n'existait pas encore !
 
Bals - Tous les dimanches soir, un bal avait lieu dans la salle de Bar du Foyer, disposée spécialement.
S'y produisait l'orchestre du Foyer ou celui d'un bâtiment ou parfois le très réputé jazz de la Musique des Equipages de la Flotte… Tous ces concours étaient bénévoles, et pourtant une certaine rivalité s'était créée entre ces diverses formations musicales auxquelles il avait fallu donner une sorte de tour de roulement. Il faut parfois se défendre contre un excès de bonne volonté et de dévouement !
Tous les marins et soldats étaient évidemment chez eux au Foyer.
Les danseuses devaient demander au chef du Service Récréatif une carte d'accès. Ces cartes étaient retirées sans explication en cas de tenue si peu que ce soit équivoque. Les danseuses étaient souvent accompagnées de leur maman ou d'une personne de leur famille, reçues sans carte d'accès et... faisant tapisserie.
Les danseurs non-militaires n'étaient jamais admis aux bals du Foyer.
A la belle saison, les bals avaient lieu en plein air, sur une aire bétonnée aménagée spécialement et entourée de bancs de jardin.
Détail amusant : sur la route longeant le Foyer, à proximité immédiate, un deuxième bal, civil cette fois, se déroulait souvent spontanément, les danseurs profitant, pour leurs ébats, de la musique des orchestres du Bal du Foyer.
Les bals duraient de 21 heures à minuit. Ils étaient très suivis et ont toujours été d'une remarquable tenue.
En principe, chaque mois, avait lieu un concours de danse, le jury étant constitué par les mamans des danseuses.
Deux fois par an étaient organisés des bals travestis. Certains de ces derniers ont été exceptionnellement brillants.
 
Des cours de danse - étaient donnés deux soirs par semaine dans un espace dégagé de la salle de bar. Le professeur - une dame - était appointée par le Foyer, et elle se faisait assister par deux ou trois de ses élèves féminines.
Les leçons étaient gratuites, mais il fallait se faire inscrire au préalable auprès du chef du Service Récréatif. Une collection de disques était à la disposition du professeur.
Les cours de danse constituaient un spectacle amusant et contribuaient à donner à la salle de bar, avec leur musique, une ambiance particulièrement joyeuse.
 
Je désire aussi mentionner une activité qui, à notre époque de motorisation à outrance, paraîtra bien périmée. Je veux parler des excursions d'équipages organisées par le Foyer, au cours des mois de la belle saison. Elles se faisaient soit par camions de la Marine, soit par chemin de fer avec billets collectifs, la S.N.C.F. ayant toujours été compréhensive et très obligeante.
Les excursionnistes, qui venaient de bâtiments ou services très divers, recevaient un ou deux repas froids, toujours copieux et même « améliorés », fournis par l'ordinaire de leur unité.
Certaines des excursions ont réuni plus de cent participants. Le chef du Service Récréatif les dirigeait personnellement et leur donnait toujours pour objectif un lieu, un site ou une organisation remarquables, parfois à quelques dizaines de kilomètres de Toulon.
II n'avait garde d'oublier au départ les jeux, les ballons, les gants de boxe, etc… pour les distractions d'après le pique-nique. Les emplacement de celui-ci étaient évidemment repérés à l'avance en accord avec les propriétaires ou les maires des localités choisies, qui se montraient toujours enchantés de recevoir des marins, lesquels mettaient un point d'honneur à se tenir en garçon de bonne éducation.
 
Enfin, je ne peux oublier de vous parler des nuits du réveillon de Noël au Foyer.
La soirée commençait par une veillée. A minuit, les assistants qui le désiraient - en réalité à peu près tous - se rendaient dans l'Eglise proche pour assister à la messe traditionnelle. Ensuite un repas très copieux, avec Champagne à la fin, était offert par le Foyer.
Les convives avaient dû se faire inscrire et payer une cotisation de principe : 5 francs au Noël de 1939, si j'ai bonne mémoire, et cela pour éviter les inscriptions fantaisistes et l'on chantait jusqu'au petit matin après avoir trinqué à la santé des famille lointaines.
Personnellement, j'ai chaque fois présidé ces réveillons. Je devais continuer jusqu'à ma retraite, au Foyer de Paris, qui avait poursuivi la tradition des Réveillons au Foyer.
 
Le SERVICE EDUCATIF
 
Sous la direction d'un chef de service, il comprenait deux grands services différents : les bibliothèques ; les cours éducatifs.
 
Les bibliothèques
Le Foyer avait deux bibliothèques, indépendantes l'une de l'autre pour des buts entièrement distincts : celle des prêts de livres individuels et celle alimentant les bibliothèques circulantes.
 
La bibliothèque de prêt : Elle comprenait environ 5000 volumes, dont les plus demandés, les Dumas, les Jules Verne, les Delly (oui !) etc… étaient à plusieurs exemplaires.
Tous les livres étaient reliés avec des dos de couleurs vives diverses et toutes les fois que cela était possible, des plats illustrés. Lorsque le livre broché à relier avait une couverture avec une illustration, cette couverture était collée sur le carton de la reliure. Les vides des rayons étaient comblés par des livres présentés de face et non de champ. Il en résultait un aspect d'ensemble aux multiples couleurs très différent de celui un peu triste et austère des bibliothèques habituelles.
Les livres étaient tout simplement classés par ordre alphabétique des noms d'auteurs.
Les lecteurs se servaient eux-mêmes. Ils se faisaient inscrire à la table de la bibliothécaire qui les conseillait fréquemment.
Le prêt des livres était gratuit et il n'était demandé aucune consignation. La durée du prêt était de huit jours, avec une amende de 1 franc par jour de retard. Après 15 jours de retard, sauf appareillage du bâtiment, une lettre était adressée au lecteur, et une copie envoyée une semaine plus tard au commandant de l'unité (lettre et copie étaient imprimées).
Les pertes de livres ne dépassaient pas vingt par an. La moyenne de sorties de livres était de 100 à 150 par jour. Un tiers des livres de la bibliothèque était constamment en lecture.
Le centre de la salle de bibliothèque était occupé par une grande table entourée de fauteuils confortables, pour la lecture des principaux magazines et illustrés de la semaine ou du mois.
Autour de la salle, entre la table et les rayons de la bibliothèque, de petites tables servaient à la correspondance. Le papier à lettres et les enveloppes étaient fournis gratuitement, feuille par feuille, enveloppe par enveloppe.
Une boîte à lettres, vidée avant la dernière levée postale, et dont le contenu était apporté à la poste principale de Toulon par le vaguemestre du Foyer acheminait sans retard les correspondances.
La salle de bibliothèque et de correspondance était au centre de la queue de l'avion, au premier étage.
 
Les bibliothèques circulantes (deuxième étage, queue de l'avion) : Le Foyer mettait à la disposition des bâtiments et services des caisses-bibliothèques contenant de 50 à 200 volumes. Leur prix de location était, en 1939, de 5 francs par volume et par an, avec faculté de changer tout ou partie de la bibliothèque quatre fois dans l'année de prêt.
Un bordereau-catalogue accompagnait chaque caisse-bibliothèque. II portait le titre de tous les livres et leur prix de remplacement. Lorsqu'une unité rendait une bibliothèque incomplète, elle savait exactement ce qu'elle devait. Aucune difficulté ne s'est jamais produite pour ce règlement.
La Bibliothèque circulante mère avait, en moyenne, 30 caisses-bibliothèques en service. Le maximum fut 53 caisses. Elle disposait d'environ 8000 volumes reliés très solidement avec des dos en jute toile écrue.
La guerre fut fatale à la plupart des bibliothèques de bord en service. Un certain nombre alla par le fond à Dunkerque et ailleurs. La plupart des autres partagèrent le sort des bâtiments lors du drame du sabordage.
 
Les cours éducatifs. (Premier étage, la totalité des ailes) : Ces cours étaient donnés dans cinq salles de cours qui tenaient tout le premier étage.
Leur succès avait été tel, et nous nous étions trouvés tellement à l'étroit, que nous avions obtenu des crédits pour aménager cinq autres salles de cours en un deuxième étage construit au-dessus des salles déjà existantes.
Les travaux étaient juste terminés à la déclaration de la guerre de 1939, c'est vous dire que ces salles neuves n'ont jamais servi qu'aux Allemands qui leur avaient donné des affectations particulières pendant leur occupation du Foyer. Et, finalement, les bombardements de Toulon devaient les détruire, comme le Foyer lui-même.
Les cours du Foyer étaient payants. Nous avions fait, en 1919 au Foyer de l'Union Franco-Américaine, une curieuse expérience. Riches que nous étions, grâce au concours américain, nous avions, en octobre 1919, annoncé la création de cours éducatifs gratuits : Français, Anglais, Arithmétique, Algèbre, Géométrie.
Nous avons eu, à l'ouverture des cours, un grand nombre d'inscriptions. Mais au bout de deux mois ce nombre s'était amenuisé à tel point que nous avions suspendu les cours.
En octobre 192O, nous avons annoncé l'ouverture de cours payants des mêmes matières que l'année précédente. Nous avons eu sensiblement le même nombre d'inscriptions qu'en 1919 mais, cette fois, les élèves furent assidus, et les cours purent continuer, toute l'année scolaire.
Nous avions pressenti la raison de ce phénomène, à savoir que dans le raisonnement simpliste des élèves :
1 - Si les cours étaient payants, c'est qu'ils devaient avoir une valeur (en espèces) ;
2 - Quand on avait payé pour cette valeur, on en voulait pour son argent et on y venait régulièrement.
Les cours avaient lieu, chacun, trois jours par semaine pour les uns, le lundi, le mercredi et le vendredi, de 18h00 à 19h00 ou de 19h00 à 20h00 ; pour les autres, le mardi, le jeudi et le samedi, aux mêmes heures.
Les jours et les heures étaient calculés de telle façon qu'un même élève puisse suivre au moins deux cours : Français et Arithmétique, par exemple.
Les élèves recevaient une carte de carton fort. Leur présence au cours était constatée par une perforation dans des cases sur le pourtour de la carte. Les pinces à perforer avaient un dispositif permettant de fréquents et inopinés changements du dessin de la perforation.
Nous avions obtenu du Commandement que les élèves des cours du Foyer puissent se voir autoriser une modification de leur tour de service pour qu'ils puissent assister aux cours.
Les cartes et leurs perforations permettaient aux unités de vérifier si la sortie autorisée avait bien eu le cours pour objet.
Les professeurs appointés par le Foyer étaient recrutés parmi des techniciens de l'Arsenal, Ingénieurs, Agents Techniques ou des Enseignants des établissements scolaires de Toulon.
Au début de l'hiver 1938-1939, 23 cours étaient professés au Foyer de Toulon. Français, Algèbre, Arithmétique, Géométrie (2 degrés chacun), Mécanique, Electricité, Dessin industriel, Anglais, Allemand, Italien, Comptabilité, Dactylographie, etc...
Les cours totalisaient en 1939 plus de 1000 (je dis bien MILLE) inscriptions.
Bien des officiers mariniers et des officiers des équipages ont été aidés, dans les débuts de leur carrière, par les cours du Foyer et particulièrement par les cours spéciaux d'instruction générale pour la préparation au B.S. Les cours étaient très suivis et avaient un très grand succès.
Il n'y a pas si longtemps, il y avait encore, dans la Marine, aux plus hauts grades de leur corps, d'anciens élèves des cours du Foyer des Equipages de Toulon.
 
LE SERVICE SPORTIF
 
Le Service Sportif avait des moyens d'action considérables.
Dans le Foyer même il disposait (au sous-sol, ailes) d'une salle de boxe avec ring, punching-ball, etc… d'une salle d'escrime avec trois pistes, d'un très important vestiaire (200 têtes de porte-manteaux), et d'une salle de douches avec eau froide et chaude.
A l'extérieur, jouxtant le Foyer, un vaste stade, et, dans la banlieue de Toulon, trois autres terrains :
- La Marquisanne, avec deux terrains de football ou de rugby,
- Saurin, avec un terrain de football,
- et La Chapelle, avec un terrain de football ;
plus un terrain, près du 5ème Dépôt, de moindre qualité, Malbousquet, avec un terrain de football.
 
Le stade jouxtant le Foyer était le stade Amiral Jauréguiberry qui existe toujours.
II avait une piste de course à pied de 440 mètres de tour, lice en ciment, six couloirs individuels, cendrée fine, ceinturant une pelouse pour le football ou le rugby, plus des sautoirs en longueur, en hauteur et à la perche, et des terrains de lancer. A l'entour existaient quatre terrains de basket-bail, un fronton de pelote basque, des portiques avec tous les agrès de gymnastique, barres de suspension, poutres d'équilibre, etc… Un stand de tir réduit occupait un des côtés du stade.
Une tribune couverte en ciment et des gradins entourant la piste, permettaient de recevoir plusieurs milliers de spectateurs.
 
Enfin le Foyer disposait au Petit-Rang, sur la Petite Rade, d'un centre de natation en eau ouverte avec un bassin de 25 mètres, un bassin de 50 mètres, un plongeoir olympique - vestiaire avec douches, bien entendu.
 
Quelle était la clientèle que le Service Sportif du Foyer avait à satisfaire ?
 
Je vais donner des chiffres qui soulèveront sans doute quelque incrédulité : 140 équipes de football. 40 équipes de rugby, 400 équipes de basket-ball (l'Ecole des Mécaniciens, à elle seule, en avait 160) et les coureurs de cross-country, les athlètes, les boxeurs, les escrimeurs, les nageurs, les joueurs de water-polo, etc…
 
Avec ses seuls moyens et les seuls six terrains qui lui appartenaient, le Foyer n'aurait pas pu satisfaire à toutes les demandes.
Mais il avait réussi à s'assurer la disposition, le samedi après-midi, de tous les terrains des clubs civils dans un rayon d'une dizaine de kilomètres autour de Toulon.
En contre-partie, sur leur demande, il leur assurait toujours le match d'ouverture des championnats officiels ou leur envoyait des équipes pour leurs matches d'entraînement du dimanche.
En pleine saison des matches d'équipes, il est souvent arrivé que, le samedi, à la même heure, le Service Sportif fasse disputer des rencontres sur 17 terrains différents : deux matches par terrain, donc 4 équipes, cela faisait 68 équipes satisfaites… et on jouait aussi, le dimanche matin et après midi.
 
Le Foyer faisait disputer ses coupes de football, de rugby, de basket-ball, etc…
Pour le football seul, quatre coupes étaient mises en compétition :
- Celle des Grands bâtiments ou services de plus de 300 unités d'effectif ;
- Moyens : de 150 à 300 ;
- Petits bâtiments et services à terre de 75 à 150 ;
- Tout-Petits : « bateaux allant sur l'eau » de moins de 75 unités d'effectif.
La coupe des Tout-Petits de la saison 1938-1939 avait réuni 32 équipes, qui comprenaient souvent plusieurs officiers du bord.
 
En athlétisme, le Foyer avait créé son Challenge des 17 qui se dispute toujours dans tous les ports. Le but de ce challenge était de permettre à des garçons sans moyens physiques exceptionnels de disputer leur chance dans une compétition officielle. Le seul classement qui comptait était celui de l'équipe. Donc, toute recherche du champion de telle ou telle spécialité était volontairement exclue.
En 1937, 33 équipes de 17 (56l athlètes) se disputèrent le challenge de septembre. Les éliminatoires des concours avaient eu lieu le matin. L'après-midi, il y eu 17 finales de 100 mètres (99 coureurs sur une piste à 6 couloirs), 17 finales de 400 mètres, 8 finales de 1500 mètres, les meilleurs sauts et les meilleurs lancers, plus le fameux relais par 12 coureurs de chaque équipe. La réunion, commencée à l'heure exacte, comme toutes les organisations du Foyer, dura moins de trois heures devant une foule que rien n'avait lassé.
Les diverses manifestations sportives du Foyer groupaient un nombreux public. La boxe, en particulier, attirait des milliers de spectateurs.
 
Ce succès était connu, et le concours du Service Sportif du Foyer fut souvent mis à contribution pour des manifestations civiles, à Toulon et hors de Toulon.
C'est ainsi que, sollicité par un grand quotidien de Marseille, le Foyer prit en charge l'organisation, la mise au point et la direction d'une grande réunion d'athlétisme avec les champions olympiques américains, de retour de Berlin, qui se déroula sur le terrain de l'Olympique de Marseille devant 12000 spectateurs. Ce fut un succès considérable.
 
Les bourses des matches avaient lieu au Foyer tous les lundis soirs pour le football et le rugby, tous les mercredis soirs pour le basket-ball.
Plus d'une centaine de capitaines ou officiers des sports assistaient aux réunions du lundi, pour le football et le rugby.
La bourse des matches proprement dite commençait à 18h30 précises. Elle était précédée par une causerie sur les règlements qui, elle, commençait à 18h00. Or, tout le monde était en place dès 18 heures. Ces causeries, faites avec bonne humeur, étaient très prisées. Grâce à elles, les incidents sur les terrains entre joueurs et arbitres étaient rarissimes.
Les terrains étaient répartis par tirage au sort public.
Les équipes civiles qui demandaient la venue d'équipes maritimes étaient satisfaites sans difficulté, les volontaires étant nombreux pour des déplacements, souvent assez importants.
Toutes les bourses des matches étaient terminées, au plus tard à 19h30. Le chef du Service Sportif, tout de suite après, dans le silence de son bureau, mettait au point le tableau des matches de la semaine qu'il remettait à un secrétaire chargé d'établir les convocations des équipes (souvent plus de 100 par semaine) qui devaient être rédigées le soir même.
Ces convocations étaient signées le mardi matin à 7h30 par délégation de l'Officier des sports de la 3ème Région.
Elles étaient réparties, par le vaguemestre du Foyer, à la Préfecture Maritime, dans les cases postales des bâtiments et services ; elles arrivaient donc aux officiers des sports par le premier courrier du matin. Il y avait, dans cette rapidité, une certaine dose de bluff, mais l'effet était irrésistible. Le même procédé était employé pour le basket-ball.
 
Dans la matinée, le chef du Service Sportif établissait, pour les affichages et la Presse, le programme de la semaine avec les résultats des matches de la semaine précédente. Ce programme était polycopié. Il était inséré dans les principaux journaux de Provence et aussi dans les grands quotidiens de Cherbourg, de Brest, de Lorient, de Bordeaux qui avaient demandé à en recevoir un exemplaire.
"La semaine du Foyer des Equipages de Toulon", qui occupait souvent toute une colonne du journal, jouissait ainsi d'une extraordinaire diffusion.
Les clubs civils des environs de Toulon apprenaient ainsi, par la Presse, si leurs terrains étaient retenus et quelles seraient les équipes qu'ils recevraient. Nos marins étaient partout très bien accueillis. Ils trouvaient à leur arrivée les terrains tracés et les vestiaires ouverts, et un petit public de retraités ou d'anciens qui leur offrait souvent le verre de l'amitié dans le "Bar des sports" du voisinage.
 
Le Service Sportif du Foyer avait réussi à grouper autour de lui à peu près tous les arbitres et officiels de tous les sports qui lui apportaient bénévolement leur concours.
Chaque semaine, les arbitres officiels se réunissaient au Foyer, sous la présidence du chef du Service Sportif, pour la répartition des matches de la semaine. Des cours d'arbitrage suivaient leurs réunions.
II n'y a jamais eu, au Foyer de Toulon, de commissions sportives.
 
Le chef du Service Sportif à toujours assumé, seul, toutes les organisations et toutes les responsabilités. Il était d'ailleurs arbitre officiel de football, de rugby, de basket-ball, de water-polo, juge-arbitre d'athlétisme, arbitre de boxe, juge de gymnastique, etc…
Et comme, au cours de cet exposé, il m'est demandé de passer aux derniers aveux, je vous confierai que ce chef du Service Sportif, qui avait par ailleurs la lourde tâche de directeur effectif et d'administrateur du Foyer des Equipages de Toulon, était le signataire de ces lignes.
 
LE PERSONNEL DU FOYER DES EQUIPAGES EN 1939
 
1. Personnel de direction
Le directeur : capitaine de vaisseau en retraite.
Le sous-directeur : directeur et administrateur effectif du Foyer, chef du Service Sportif.
Le chef du Service Educatif.
Le chef du Service Récréatif.
 
2. Personnel d’exécution civil
Le secrétaire de la direction.
Le chef des Services d'entretien.
Le bibliothécaire - comptable (bibliothèque circulante).
La bibliothécaire (bibliothèque de prêts).
La barmaid.
La lingère en chef et ses deux adjointes.
Les deux veilleurs de nuit.
Le chef d'atelier (ouvrier en fer et bois).
 
3. Personnel d’exécution militaire
1 officier marinier.
2 quartiers-maîtres.
15 matelots.
6 tirailleurs sénégalais.

 

 

7 - MA CARRIERE DANS LA MARINE

II semblait être entendu, avant même que la construction du Foyer des Equipages de la Flotte de Toulon ait été entreprise, que la Société des Foyers de l'Union Franco-Américaine en prendrait la direction, avec son personnel du Foyer du Marin et du Soldat.
La Marine et l'U.F.A. avaient collaboré à la création du Foyer nouveau et je vous ai dit la part que j'y avais prise.
Mais certaines difficultés surgirent entre la Marine et l'U.F.A. Leur exposé n'a pas sa place ici.
 
Le fait est qu'en 1924 les pourparlers furent rompus, mais il fut décidé que l'U.F.A. maintiendrait simplement son Foyer ouvert jusqu'à l'inauguration du Foyer des Equipages, la Marine prenant en charge la majeure partie des frais de fonctionnement du Foyer de l'U.F.A.
 
En ce qui me concerne personnellement, après quelques épisodes un peu pénibles, je fus laissé libre de choisir entre la Marine et l'U.F.A.. J'avais déjà, pendant quatre ans, entrepris trop de choses à Toulon pour hésiter sur mon choix, d'autant moins que les autorités maritimes me faisaient l'honneur d'insister pour que je leur conserve mon concours.
 
Mais comment me rattacher à la Marine moi, civil et réformé de guerre ? Il n'y avait pas de précédent ! Il me fût finalement établi un contrat de collaborateur civil, de contractuel, rédigé en l'étude d'un notaire, fixant les conditions de ma collaboration et les obligations de la Marine à mon égard, et décidant, pour des questions de préséance, mon assimilation au grade de Lieutenant de Vaisseau du plus haut échelon. Je devais m'engager à habiter le Foyer, dans le seul appartement - d'ailleurs confortable - qui y avait été prévu.
Mon ami, le futur Commandant Jauréguiberry, à l'époque Officier des sports de la 3ème Région Maritime, fut l'artisan principal de ce contrat d'un type inhabituel.
Le contrat était établi pour 3 ans, avec renouvellement automatique, par tacite reconduction, pour une nouvelle période de 3 ans, et c'est ce contrat qui fixa mon statut jusqu'à la fin de mon séjour à Toulon.
 
Les appointements qui me furent donnés étaient un peu inférieurs à ceux d'un lieutenant de vaisseau, mais je jouissais au Foyer d'avantages non négligeables.
Le Foyer des Equipages devenant une organisation Marine, le Département décida de mettre à sa tête un capitaine de vaisseau de réserve qui prendrait le titre de directeur du Foyer. Sous l'appellation de sous-directeur, j'assurais la direction et l'administration du Foyer avec un personnel dont le recrutement m'était confié. Ce dernier problème était aisé à résoudre : mes principaux collaborateurs et le personnel du Foyer du Marin me suivaient au Foyer des Equipages.
La coexistence d'un directeur qui, représentant l'autorité maritime, ne dirigeait pas matériellement et d'un sous-directeur, qui, lui, dirigeait effectivement, pouvait créer des situations embarrassantes. Or, il ne s'en produisit jamais.
 
Je ne puis penser sans émotion à l'esprit de compréhension, au concours et à l'affection que m'ont apportés le Capitaine de Vaisseau Monaque, père du Médecin Général de la Marine et du Vice-Amiral d'Escadre qui fut Sous-Chef d'Etat-Major de la Marine, et son successeur, mon cher Capitaine de Vaisseau Grison qui devait devenir, pour moi, l'ami le plus effectif que j'aie jamais trouvé.
Je ne parlerai pas des autres Directeurs qui ne furent que des passants, mais qui m'aidèrent toujours de leur mieux.
 
Et ce fut la guerre.
Je devins seul directeur du Foyer très diminué et en partie détruit.
Et puis ce fut la prison - trois mois - d'où devait me faire sortir le Vice-Amiral Lambert, Préfet Maritime, après une enquête de la Sécurité Navale dont j'avais expressément demandé qu'elle fût menée sans la moindre indulgence à mon égard.
Après quelques semaines de récupération en Béarn (la prison est plutôt… anémiante), je reçus l'ordre de me rendre à Paris pour étudier la création d'un Foyer du Marin dans la Capitale.
Un nouveau contrat me fut octroyé, avec assimilation au grade de capitaine de corvette.
J'écrivis des articles dans les premiers numéros de Cols Bleus pour exposer ce que pourrait être un Foyer du Marin à Paris.
J'avais même envisagé l'acquisition d'un bel immeuble disponible, à toucher la Place de la Concorde, l'Hôtel Gabriel, où pourrait également être organisé un Cercle Naval. Hélas ! Il y eut trop de tergiversations et ce fut l'Ambassade des Etats-Unis, toute proche, qui acheta l'Hôtel Gabriel.
 
J'avais - il fallait bien que j'emploie mon temps - rédigé un long exposé sur ce que me semblait devoir être une Direction des Foyers de la Marine.
Ce rapport, remis au Vice-Amiral Reboul-Hector-Berlioz dont je dépendais, intéressa le Ministre de la Marine, Monsieur Jacquinot, qui me convoqua dans son bureau. Il me communiqua son point de vue sur les Foyers et sur les Sports et me dit son intention de placer à la tête des uns et des autres, des techniciens civils : je serais Chef du Service des Foyers et Raymond Boisset, professeur agrégé des lycées de Paris, recordman de France du 400 m. plat, serait le Chef du Service Sportif.
 
Le Service Central des Foyers et des Sports était ainsi créé. Un amiral fut désigné pour en être le chef. Las ! Il s'aperçut tout de suite que, à notre époque des initiales et des sigles, il devenait l'Amiral d'F.S., ce qui lui parut - on le comprend ! – intolérable.
Et voilà pourquoi (petites causes, grands effets) le Service Central des Foyers et des Sports devint le Service des Sports et Foyers, et voilà pourquoi, à la tête de ce Service, on vit presque toujours uniquement des sportifs, certains remarquables, mais qui n'avaient que de lointaines idées sur ce que devaient devenir les Foyers ou mieux et bien pire, croyaient en avoir de beaucoup plus précises que ceux qui, eux, savaient de quoi il s'agissait.
 
Je suis persuadé que j'ai totalement raté ce que j'aurais pu faire à la tête des Foyers. Transporté d'un coup dans un service ministériel, je ne savais comment m'y prendre pour matérialiser mes idées. J'ajoute que rien ni personne ne facilitait mon initiation.
Raymond Boisset dut faire les mêmes expériences que moi. Bref, nous fûmes remerciés l'un et l'autre.
J'appris la chose par un papier officiel qu'un matin je trouvai sur mon bureau : cinq lignes, pas une de plus.
Mais je fus « repêché » pour créer le Foyer Central et prendre sa direction, que je devais garder jusqu'à ma retraite, en 1955.
 
Au Foyer Central, j'ai eu à organiser le Fonds Commun des Foyers et l'administration du personnel de direction. J'ai eu le privilège d'être professeur technique à la première école des Assistants de Foyer à Marly-le-Roi. J'ai participé à la création du S.L.M. qu'il a fallu, parfois, défendre avec la dernière énergie et qui ne se porte pas mal, à l'heure actuelle. J'ai aidé à la création du Foyer de Paris, à la mise au point des Foyers de Mimizan, Hourtin, Pont-Réan, Rochefort (Ecole d'Aviation, Ecole des Fourriers, Hôpital Maritime), Les Mureaux, Lorient, Lann-Bihoué, et les contacts, les plus nombreux possible, avec les Assistants et Directeurs de ces Foyers, ont été fructueux pour eux comme pour moi.
 
J'ai eu la chance de pouvoir intervenir à la Caisse des Dépôts et Consignations pour l'acceptation du Personnel de Direction des Foyers à l'F.P.A.C.T.E. et j'ai ainsi découvert de jeunes et dynamiques inspecteurs des finances avec qui régler des questions embrouillées devient presque un plaisir.
 
J'avais finalement été assimilé au grade de capitaine de frégate. Mais ma rémunération n'atteignait pas le traitement de base d'un capitaine de frégate, sans en être trop éloignée. De ma propre initiative, comme gérant du Fonds Commun, je m'attribuai ce traitement de base, ce qui avait l'avantage d'indexer mes appointements.
Je créais ainsi un précédent pour tous ceux qui viendraient après moi.
Devant le fait accompli, tout le monde voulut bien s'incliner et vous savez ce qu'il en est maintenant pour vous tous. Si mon initiative a servi à quelque chose, je m'en réjouis aujourd'hui.
 
Au cours de mes quarante année de Foyers, j'ai certainement apporté de moi-même tout ce que j'ai pu. Mais j'en ai été royalement, somptueusement récompensé.
 
La Marine a d'abord fait de moi, en janvier 1931, sans que je fasse la moindre démarche, un Chevalier de la Légion d'Honneur.
En février 1950, j'étais fait Officier de notre Ordre National. Ma croix d'officier m'a été remise au cours d'une prise d'Armes, dans la Cour des Invalides, par le Ministre de la Marine Monsieur Johannes Dupraz lui-même.
J'ai été fait Officier d'Académie.
J'ai eu successivement les médailles de bronze, d'argent et d'or de l'Education Physique et des Sports. J'ai reçu la grande médaille d'or de la Ligue Maritime et Coloniale… et quelques autres hochets.
Oui, j'ai été très gâté.
Lors de mes dernières visites aux unités dont je supervisais les Foyers, les Commandants ont organisé des repas d'adieu extraordinaires dont le caractère amical, je dirais même affectueux m'émeut encore.
 
Et voilà ! Ma carrière finissait avec ma 65ème année. J'ai enfin - enfin ! - fini de parler de moi...

 

 

8 - QUELQUES HISTOIRES, DES REMERCIEMENTS, DES REFLEXIONS

Nous avons, dans nos Foyers, fait des expériences qui n'ont sans doute jamais été pratiquées avant nous, car le Marin que nous avons reçu semble n'être pas celui que tout le monde croit connaître. Et c'est tant mieux pour nous. J'ai donc enfilé un petit chapelet de faits au moins pittoresques.
 
 
Tout à fait au début du Foyer des Equipages, l'Amiral, très bienveillant, qui s'occupait de nous au Ministère, vint visiter le Foyer. II était censé bien le connaître, mais tout paraissait l'étonner. Impressionné par la taille et l'allure de notre salle aux onze billards, il me demanda : « Mais vraiment les marins jouent au billard ? » Et sur ma réponse que souvent les onze billards étaient occupés en même temps, il eut ce mot : « Cela renverse toutes mes notions sur le Marin ! Je croyais qu'il ne jouait qu'aux dominos !».
 
 
Rentrant du cinéma, un soir, je croise dans l'entrée du Foyer un marin déjà inscrit au dortoir. C'était un sportif. Nous parlons sport. Et tout à coup, montrant le dortoir, dont la porte est grande ouverte, il me dit : « Qui croirait qu'il y a 80 rnatafs, là-dedans ? - Mais c'est normal, lui dis-je - Ah ! vous trouvez ça normal ? - Mais oui ! Toi, tu viens au Foyer pour dormir. C'est très simple, les autres aussi, et ça roupille et ça ronfle ! ».
 
 
Un lieutenant de vaisseau ami vient bavarder avec moi. Je lui parle de l'impeccable tenue générale des Marins au Foyer : jamais de batailles de polochons (ma hantise pendant des années) pas d'inscriptions dans les WC, jamais rien d'abîmé volontairement et je lui expose une de mes marottes l'éducation par le cadre. Depuis un moment, je distinguais une douce rigolade au coin de ses paupières. « Mon cher Monsieur Grandperrin, votre petit discours est très bien, mais ne me le faites pas à moi, je connais les marins, je vis au milieu d'eux. Parlez à d'autres de votre éducation par le cadre ! ». Nous continuons à nous promener dans le Foyer et nous arrivons à la salle de Lecture et de correspondance pleine à refus et où règne un silence de cathédrale.
Etonné, mon ami me dit à voix basse : « Vous avez toujours autant de monde, ici ? » A voix basse je lui réponds : « Oui, toujours. Mais ne vous sentez-vous pas incapable de parler ici à voix haute ? Education par le cadre ! ».
 
 
Un autre lieutenant de vaisseau, encore un ami, que j'accompagne au Foyer de Paris, tombe sur un fascicule de Tintin et Milou. « Vous êtes cinglés ! me dit-il. Pas un marin ne lira ça ! Mais c'est très bien, lui dis-je. Les marins aiment beaucoup ça, précisément. Asseyez-vous ; lisez et regardez-en les deux premières pages ». Vingt minutes après, mon lieutenant de vaisseau émergeait de Tintin et Milou. « Et alors ? » fut mon seul triomphe.
 
 
Aux premiers jours du Foyer Central, nous venions d'expédier quelques centaines de livres, de notre choix, à l'Ecole des Mécaniciens de Toulon – St-Mandrier. L'Amiral chef du Service des Foyers demande à en consulter la liste. Et tout à coup il explose « on va nous prendre pour des (ici un mot très court). Vous allez tout de suite écrire à l'E.M.C. que c'est par erreur que nous lui avons envoyé des Comtesses de Ségur. Qu'ils nous les renvoient. Nous les remplacerons par d'autres auteurs ». Exécution. Par retour, le directeur de l'E.M.C. écrit : « C'est avec plaisir que nous recevrons de nouveaux livres, mais je demande à conserver les Comtesse de Ségur qui sont constamment en lecture ».
 
 
La salle de concert transformée en dortoir avait été, à l'origine, ornée par de très belles toiles des peintres de la Marine, autant qu'il me souvienne : quatre très beaux Fouqueray, un Dauphin père (qui est actuellement, je crois, dans la salle de réception du C.F.M. Hourtin) un Dauphin fils, un Barbaroux, etc… Les Marins semblaient parfaitement s'accommoder de cette artistique compagnie. Mais un jour arrive une délégation du Ministère, moitié en uniforme, moitié en civil. Les cheveux de ces messieurs ont dû se dresser droits sur leur tête à l'idée des périls que couraient ces oeuvres, vraiment très belles, en la proximité de matelots laissés sans presque de surveillance. J'eus beau protester, rien n'y fit. Dans les délais les plus courts, les toiles furent « démarouflées » et expédiées à Paris. En deux ans, pas une n'avait été même effleurée par la main d'un marin. Mais j'en sais qui, à Paris, durent pousser un vaste soupir de soulagement en attendant une médaille de sauvetage bien méritée !
 
 
Pour remplacer un chef de service momentanément empêché, on désigne au Foyer un officier des équipages, un très brave homme très sympathique. Il prend à cœur son travail et, dès le lendemain de son arrivée, je vois fleurir partout des pancartes : « Défense de … » « II est interdit ... ». J'en fait immédiatement la cueillette et j'explique au suppléant qu'au Foyer rien n'est défendu, qu'il n'y a nulle part une discipline imposée parce que les Marins se l'imposent à eux-mêmes. Absolument écœuré et totalement incompréhensif il se hâta de quitter cette maison de fous.
 
 
Un tas de gens qui connaissent bien le marin m'avait dit, au moment de l'inauguration du Foyer : « Jamais les Marins n'entreront dans votre Palace (que n'eut-il été le mien ! ). Ce qu'ils préfèrent à tout, ce sont les petits bistrots bien enfumés du port et la basse-ville ». Evidemment, nous ne pouvions espérer des visites massives dans un immeuble trop neuf. Nous avons donc demandé au Commandant du 5ème Dépôt de nous faire amener, tous les samedis après-midi, les recrues habillées dans la semaine. Puisque, dit le proverbe, il n'y a que le premier pas qui compte, ce premier pas, nous les aiderions à le faire vers le Foyer.
Les marins tout neufs, de 50 à 200 chaque semaine, étaient rassemblés dans la cour Est du Foyer. Du haut du perron, je leur souhaitais la bienvenue au Foyer et je leur expliquais tout ce qu'ils trouveraient à l'intérieur et à l'extérieur. Pendant deux heures, ils pourraient donc circuler librement dans le Foyer, monter sur la terrasse, parcourir le stade, tout visiter en un mot. L'expérience à montré qu'ils revenaient ensuite individuellement au Foyer, d'autant que celui-ci était sur la route menant du Dépôt au Centre Ville.
 
 
Le plus dramatique exemple de l'incompréhension des buts du Foyer, je devais le découvrir le jour même de la déclaration de la guerre. Levé de bonne heure à mon habitude, je vis sur la pelouse du stade des équipes d'ouvriers en train de planter des piquets. Je m'informe. C'était le tracé des tranchées à creuser. Je donne l'ordre d'arrêter immédiatement ce travail et je me précipite à la Préfecture Maritime où je me fais introduire auprès de l'Amiral. Je lui expose ce que je viens de voir et je lui rappelle que les Foyers sont nés de la guerre 1914-1918 et qu’au point de vue du moral le Foyer des Equipages et son stade seront le meilleur instrument qu'il puisse désirer pour ses équipages. Je n'eus pas besoin d'insister longtemps, l'Amiral avait compris avant même que je finisse de parler. II ignorait les travaux prévus sur le stade et donna l'ordre de les stopper immédiatement, ce qui fut fait. Foyer et stade rendirent d'immenses services jusqu'au moment où les bombardements abîmèrent considérablement la pelouse et le reste.
 
 
Des remerciements
 
 
J'ai le devoir de remercier ceux qui m'ont aidé dans les sentiers nouveaux que je devais débroussailler.
 
En tête, je place le Commandant Jauréguiberry, mon cher Jauré, l'homme qui a le plus fait pour les Foyers.
D'une lumineuse intelligence, d'une vaste culture, sportif de qualité, excellent joueur de football, champion de France militaire de tennis, après avoir battu les meilleures raquettes de l'Armée et de l'Aviation, il avait vécu les événements et les mutineries de la Mer Noire et en avait tiré des conclusions écrites qui furent à la base de la doctrine des Foyers et des Sports dans la Marine. Ami de tous les instants, il fut à mes côtés, de près ou de loin, tout au long de ma carrière.
C'est lui qui négocia les achats pour la Marine des terrains de la Marquisanne, de Saurin et de la Chapelle.
C'est lui qui fit, de ses deniers, don à la Marine du fronton de pelote basque du stade « Amiral Jauréguiberry ».
C'est lui qui, après mon départ de Toulon, prit la direction des Foyers et créa à peu près tous les Foyers annexes actuels qui existent encore là et comme il les a voulus.
Jusqu'à sa mort, et malgré que je sois à la retraite, nous ne perdions pas contact et nous dînions ensemble plusieurs fois tous les hivers, qu'il passait à Monte-Carlo. Sa mort a été pour moi une véritable amputation morale. Je salue ici sa mémoire.
 
Ensuite, je place quatre jeunes enseignes, qui, régulièrement, vers 192O-1922, envahissaient mon bureau pour, disaient-ils déposer une réclamation qu'ils ne déposaient jamais. Ils fourmillaient de suggestions. Deux d'entre eux sont resté plus particulièrement mes amis.
Celui qui, devenu le Capitaine de Vaisseau Bourgoin et pendant deux ans Chef du Service Central des Sports et Foyers, est resté mon meilleur ami dans la Marine et dans la vie.
 
Le second, qui devait devenir Général d'Armée Aérienne, était mon cher Chassin, une véritable force de la nature, que je devais revoir l'an dernier sur un lit de clinique où le clouait une paralysie presque totale. Ils m'ont puissamment épaulé dans mes débuts à Toulon et par la suite.
 
Je ne puis pas ne pas parler de ces hommes hors-série que sont mes amis le Capitaine de Vaisseau Loïc-Petit et le Capitaine de Vaisseau Hainguerlot qui m'ont apporté tant et tant d'idées. Leur amitié est une de mes fiertés, comme celles qu'ont bien voulu me conserver les Amiraux Jubelin et Evenou, qui furent des assidus du Foyer de Toulon.
 
Je n'aurai garde d'oublier cet homme de cœur qu'est le Capitaine de Vaisseau Morazzani. Lui et le Capitaine de Vaisseau Bourgoin furent les seuls qui, comme Chefs du Service Central des Sports et Foyers, aient su manifester aux hommes des Foyers une intelligente et affectueuse compréhension.
 
 
Des réflexions
 
 
Et maintenant, en l'an de grâce 1969, après cette plongée dans le passé, il me faut bien conclure.
 
L'enfant né en 1919 était bien viable.
 
La tournée que j'ai faite en juillet dernier avec l'ami Senegas, tournée amicale et sans aucun caractère officiel, dans la Charente-Maritime et à Hourtin, m'a montré que sa vitalité est extrême.
 
Je connaissais tous les Foyers que j'ai visités. Ils ont tous fait des progrès étonnants depuis 1955 où je les ai quittés.
Certains mêmes m'ont émerveillé et confondu. Je n'aurais jamais espéré, avec les moyens que nous avions il y a quinze ans, réaliser un jour, même lointain, ce qui a été obtenu à Rochefort et à Hourtin par exemple.
La réception qui a été faite à l'ancien que je suis, et dont la chaleur a été particulière, m'a montré quelle place occupent désormais les Foyers dans la Marine. Les Foyers effectivement « de la Marine ».
 
Je ne saurais trop complimenter le Chef du bureau des Cercles et Foyers, Monsieur l'Administrateur en Chef Fabrikant, pour avoir su donner un visage, un insigne, un uniforme et un statut à ce corps du Personnel Civil de Direction des Foyers qui cherchait sa place naguère. Cette place, elle est bien reconnue, et elle m'a, partout, parue solide.
 
Un des Chefs qui m'ont si amicalement accueilli m'a dit « actuellement, on ne peut pas concevoir une unité de quelque importance sans son Foyer ». Je me suis senti tout à coup angoissé.
Car, qui dirigera les Foyers de demain ? et ceux d'après-demain ? où sont les jeunes pousses ?
 
II aurait sans nul doute fallu fermer plusieurs Foyers sans le précieux apport des Assistants de Foyers militaires. J'en ai vu plusieurs. Certains sont de grande qualité. Mais ils ne sont que des passants.
 
Pour être Directeur de Foyer, il faut y consacrer sa vie, tout ce qu'on a de meilleur en soi. Il faut des années avant de bien connaître son métier. Ce métier, il faut l'aimer, il faut y croire. II faut au moins un peu de ce mot qu'avec tant de délicatesse et de pudeur Madame Verne, dans ses cours aux élèves Assistants de Foyer, s'engage à n'employer qu'une seule fois, ce mot qui est « vocation ».
Le problème des Foyers sera, un jour plus proche peut être qu'on ne le croit, un problème d'hommes. C'est le problème que n'arrivent pas à résoudre les Maisons de Jeunes et les Maisons de la Culture. Tant vaut le Chef, tant vaut l’œuvre !
J'ai lu avec un extrême intérêt le Mini-Bulletin (qu'il dit) de l'ami Le Bras. Pour la première fois peut-être il me donne de l'espoir pour les Foyers.
J'ai été touché par la compréhension amicale (le ton est vraiment amical) de Monsieur l'Administrateur Général Menne, que j'ai connu par notre ami commun, cet homme exquis qu'était Monsieur Broust.
Il faudra qu'on s'attelle à la recherche des hommes de demain. Il les faudra de grande qualité. Il faudra se presser.
 
« II est plus tard que tu ne le crois ».
 
Quant à vous, mes amis des Foyers, aimez votre travail. Il vous a déjà donné des joies : il vous en réserve encore davantage.
 
Si j'ai été récompensé officiellement, votre affection à vous, l'affection de milliers de marins et de leurs chefs, la fidélité de leur souvenir est une récompense d'une bien plus haute qualité.
 
Au 1er janvier dernier, je recevais encore une lettre de vœux d'un marin d'avant 1939 qui n'a jamais raté un jour de l'An.
Et je me disais : « Cela en valait tout de même la peine ! ».
 
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