L'ACTION DES FOYERS A BIZERTE - TUNISIE

LES EVENEMENTS DE BIZERTE - 1958/1961

Vécus par le Personnel de direction des foyers de la Marine nationale

 

PREAMBULE

Episode 1 - L’AFFAIRE SAKIET SIDI YOUSSEF
ou la consigne de quatre mois à la B.A.N. Karouba
Récit du D.F. Larcher à Karouba

Episode 2 - LES JOURNEES DE JUILLET 1961
Récit du D.F. Lagneau à La Pêcherie

Episode 3 - DE JUILLET 61 A SEPTEMBRE 63
Récit du D.F. Fernandez à Sidi-Abdallah

 

 

PREAMBULE

I. La nature a fait de Bizerte un site remarquable
  

Plan Bizerte

 
Une rade immense d’une douzaine de kilomètres de diamètre, profonde de neuf à douze mètres d’eau dans sa partie centrale, convenant aux mouillages dispersés de forces navales ou de convois.
 
Des plaines immédiatement voisines de cette rade propices au creusement de bassins et à l’installation d’aéroports.
 
Des collines et des blocs rocheux favorables par leur structure géologique à la construction de dépôts de magasins et d’abris souterrains.

 

2. Les installations militaires
 
Elles comprennent :
 
a) Un avant port protégé
 
Le canal est balayé par un courant de deux à trois nœuds. Pendant la guerre 39-45 les français et à leur tour les Allemands tentèrent d’embouteiller le canal en ycoulant des cargos ; ils échouèrent car le courant drossant les épaves vers les berges du Goulet laisse toujours un passage suffisant.
 
b) Un complexe opérationnel regroupant :
 
. une base aéronavale (BAN) : La Pêcherie – Karouba,
. une base aérienne : Sidi-Ahmed ;
où stationnent une importante flottille de bâtiments de guerre et des formations aériennes de surveillance et d’attaque.
 
Par ailleurs, des installations de commandement, transmissions, détection, défense, sont réparties en baie Ponty, au Messlem, au Kébir, au Nador, au Cap Bizerte, au Roumadia.

 

 

Episode 1 - L'AFFAIRE SAKIET SIDI YOUSSEF

ou la consigne de quatre mois à la B.A.N. Karouba

 
En 1957, la position de la France à Bizerte reposait sur une bonne harmonie des rapports entre français et tunisiens.
 
La France engagée dans le problème algérien cherchait des solutions politiques à cet affrontement.
L’Algérie, théâtre d’opérations militaires, était pour les Tunisiens le pays frère et voisin dans l’épreuve.
Un accord de non-intervention militaire en provenance du territoire tunisien avait été signé entre la France et la Tunisie.
La Tunisie souhaitait rompre les accords antérieurs qui la liait avec la France et demandait l’évacuation des troupes françaises hors de la Tunisie.
 
Le samedi 9 février 1958, à la suite d’un incident de frontière, des éléments non contrôlés harcelaient les positions françaises du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef.
La riposte française ne tarda pas. Ce fut alors l’incident diplomatique.
 
Dès le dimanche 10 février, les militaires tunisiens interdisaient l’entrée des enceintes militaires françaises au personnel permissionnaire. Les bons rapports que les Français et les Tunisiens de Bizerte, surtout, entretenaient dans tous les domaines permirent à ces mesures inattendues de ne pas prendre cette situation bien au tragique.
 
Chacun trouva un moyen plus ou moins original de rentrer dans son unité en passant des barrages qui n’étaient pas »méchants ». Certains se firent passer pour des médecins, ambulanciers, pompiers, livreurs, d’autres se déguisèrent en femme, en jardinier venant à pied avec la brouette ou se cachèrent dans les coffres des voitures conduites par les épouses.
 
Puis brusquement, les Jeunesses Destouriennes de Tunis envahirent Bizerte et vinrent donner un ton plus sérieux aux évènements.
Les militaires se virent consignés définitivement dans leurs casernes et bases, sans contact possible avec les familles restées en ville.
Seuls pouvaient sortir comme « civils » aux yeux des Tunisiens : l’aumônier, les assistantes sociales, les directeurs de Foyer, le personnel civil des ateliers.
 
Après la mise en place au sein des unités du système de défense et au bout de plusieurs jours d’incertitude, le Commandement décida de ne pas laisser le personnel dans l’inaction.
 
Monsieur Shall, utilisant rapidement ses moyens administratifs et commerciaux nous fit parvenir par l’intermédiaire du précieux S.L.M., des matériels de distraction, de sport et des jeux, ainsi que l’indispensable approvisionnement des coopératives.
Comme ses directeurs de Foyer l’ont bousculé, inquiété avec leurs idées folles et leurs réalisations financièrement scabreuses ! Il a su nous guider, nous tempérer, nous retenir quelque fois, avec scrupule, sagesse, fermeté et bienveillance.
 
L’équipage de la B.A.N. Karouba, au sens le plus large du terme, comprenait environ 1500 personnes.
 
Le Foyer fut le catalyseur des possibilités offertes par les chefs de service, les commandants de flottille, les officiers des sports, les présidents de Poste et de Carré.
L’action des Foyers devint prépondérantes dès que le personnel « consigné » ressentit l’impérieux besoin de s’occuper et de se distraire, et dès que le commandement mis tout en œuvre pour y répondre.
 
J’avais le plaisir d’avoir, comme adjoint le plus emballé, le plus fougueux, le meilleur des animateurs : l’Assistant de Foyer (ASFOY) Lagneau François.
Bien rôdée depuis plusieurs mois par une première St-Eloi 1957, notre équipe très homogène attrapa au vol, en février 1958, le souhait des équipages et le feu vert du Commandant.
 
En quelques jours, nous avions mis sur pied :
- 8 à 10 séances de cinéma par semaine, avec projections dans les Postes et au Carré : 8000 entrées par mois ;
- des soirées ciné-club avec des films qu’il fallait aller prendre à Tunis avec nos voitures civiles ;
- des tournois inter-Foyers et Postes, des jeux et des concours de toutes sortes où l’on trouvait réunis les triplettes de l’E.P.A.N., des officiers supérieurs, des quartiers-maîtres de 1ère classe (plus de 100 triplettes) ;
- des soirées récréatives improvisées avec le concours de musiciens de la Base aérienne de La Pêcherie, de la chorale dirigée par l’Enseigne de Vaisseau Caroff.
 
Grâce aux succès remportés par toutes ces activités traditionnelles et devant l’étonnante participation de toutes les communautés de la Base, il fallait innover.
 
Alors que nous étions entassés dans nos unités, la ville et, par conséquent, les cinémas de Bizerte, étaient déserts.
Au programme de fin février 1958, l’un de nos amis, breton, directeur de trois cinémas, avait affiché la grande nouveauté parisienne : « Le pont de la rivière Kwaï ».
Sur ma demande et avec un certain courage vis à vis des Tunisiens, il accepta de nous louer son programme, ses appareils de 35 mm démontés de sa cabine et les services de son opérateur.
Après avoir installé le tout sur une remorque de l’E.P.A.N., dégagé le hangar de la 12F, confectionné un écran scope de 12 mètres de base et installé 1000 sièges, les 1er, 2 et 3 mars, nous étions prêts. Deux films furent présentés en trois séances et vus par 2500 spectateurs de Karouba, La Pêcherie, Sidi-Ahmed et le Kébir (venus par hélicoptère). Plus de 600 spectateurs y assistèrent gratuitement. Cette opération eut un certain retentissement car, à titre de représailles, les Tunisiens fermèrent les cinémas de notre ami pendant plusieurs semaines. L’effet moral fut considérable pour le personnel enfermé.
 
Hélas, quelques jours plus tard, la 11F perdait un pilote au cours d’un vol de nuit : le Lieutenant de Vaisseau Nicolas. La Base fut plongée dans une immense tristesse.
Le moral était très bas et l’inaction pesait lourdement.
 
L’ASFOY Lagneau eut alors d’excellentes idées que nous réalisèrent avec l’aide de tous :
 
- Un grand prix cycliste.
En quelques jours, 36 coureurs de plusieurs Unités étaient réunis et munis comme par miracle de magnifiques bicyclettes de course empruntées ou louées un peu partout.
Cette course à caractère sportif nous permit surtout de relancer, sans blesser la 11F, « la machine à occuper le maximum de personnes ».
 
- Une très belle compétition de sports de combat
Judo, Aïkido et Karaté. Avec l’aide du second-maître Falourd, organisée à La Pêcherie.
 
- Puis à Karouba, l’Officier des équipages Maillard et le Maître Circou aidaient l’Assistant de Foyer à préparer et à organiser les rencontres pour les Coupes sportives Foyers de tous les sports collectifs : basket-ball, volley-ball, football, rugby, water-polo, natation, voile, par équipes constituées dans les Carrés et les Postes, et non dans les Services.
Obligation à l’équipe gagnante d’inviter l’équipe perdante à prendre un « pot ». C’est ainsi que l’on vit, spectacle rare, des officiers mariniers et des matelots invités au Carré pour un vin d’honneur.
 
- Un cirque.
Avec le concours des P.M. Herteler et Soulanet, L.V. Besset distingué chanteur et guitariste, E.V. Siat et Guitard, les O.E. Dalmas, Coulm, Schuster, le S.M. Esnault magnifique Monsieur Loyal, et combien d’autres.
 
Imaginez ! Apporter sur un stade nu : 120 bidons d’essence pour la lice, 80 caisses emballage moteur d’avion pour faire 5 hauteurs de gradins, 700 sièges, 5 bennes de sable et pas de vedette, mais… des moutons, des ânes ! et des dizaines d’acteurs qui vinrent constituer un spectacle d’une gaieté peu commune, applaudis par plus de mille spectateurs, dont les familles venues rendre visite aux consignés.
 
Entre temps, les Assistants et Directeurs devenaient de précieux messagers pouvant sortir en ville. Ils portaient des dizaines de lettres à domicile, rapportaient des nouvelles rassurantes des familles, des médicaments des pharmacies et rendaient de nombreux services autour d’eux.
 
Hélas, la situation se détériorait avec les évènements politiques.
 
- En Tunisie : La consigne des militaires dans leurs cantonnements devenait insoutenable.
- En Algérie : Le 13 mai avait apporté un vent d’espoir et de folie qui gagnait nos équipages en mission journalière à Alger.
- En France : L’inquiétude régnait jusqu’à l’arrivée du Général de Gaulle.
 
On pouvait s’attendre à tout instant à un incident entraînant de nouveau une réaction militaire française ou tunisienne grave.
 
A la suite des évènements de Remada, le dimanche 25 mai, l’équipage en alerte souhaitait une réaction marquante envers les Tunisiens.
C’est ainsi que dans la soirée de ce jour mémorable, après l’appel de 19heures, sur une Marseillaise entonnée spontanément, le personnel rassemblé se dirigea vers le Carré pour voir le Commandant.
Très habilement, le Capitaine de Corvette Thorette leur donna rendez-vous le lendemain matin avec le Commandant et l’Amiral Ponchardier.
L’Amiral venu tout spécialement d’Alger fit « grosse impression » devant le personnel assemblé par son langage direct de combattant.
L’essentiel de son allocution peut se résumer ainsi :
« Vous m’avez demandé, je suis venu ».
« Je connais vos problèmes et je comprends votre lassitude et votre impatience ».
« Vous êtes comme un blessé sans défense, mais je n’ai jamais abandonné un blessé sur le terrain ».
« Vous avez tous des amis Tunisiens ».
« Ne compliquez pas une situation difficile en train de se dénouer d’elle-même ».
« Au travail ».
Plusieurs jours après, la situation se dénouait effectivement.
Les militaires rentraient dans leurs familles, puis prenaient leurs permissions en France dans un climat de détente bien mérité.
 
Par la suite, notre Assistant se surpassa une dernière fois à Karouba, lorsqu’il eut l’idée un jour de faire une course cycliste plus importante : « Les six jours cyclistes de Karouba ».
 
Le Capitaine de Vaisseau Behic avait donné son accord pour utiliser les cinquante vélos Marine, type débarquement. Pourtant, il fallut un ordre écrit pour que les maîtres chargés cèdent leurs biens aux coureurs, tous les jours de la course de 11 heures à 14 heures. Leur inquiétude fut justifiée dès le lendemain où, récupérant leur « charge », ils la trouvèrent allégée ; plus de garde-boue, cadres modifiés, modernisés ! Il ne restait que la plaque Marine intouchable.
 
Mais la coupe battait son plein et les fanas mangeaient aux rations pour voir l’étape de 12h45 à 13h45.
Avec maillots jaune, vert, primes aux passages des Carrés et des Postes, prix par équipe, caravanes et supporters, junker balai, ambulance. Tout y était, y compris le Georges Briquet, Lagneau, disparaissant derrière son porte-voix, le Lieutenant de Vaisseau Legall, officier des sports, infatigable entraîneur, les photographes et, surtout, les caméras.
En effet, le Lieutenant de Vaisseau Turc, chef du Service Photo, faisait filmer en 16 mm noir et blanc à 13 heures, développer à 15 heures, sonoriser à 18 heures avec l’ASFOY, et projeter tous les soirs à 20 heures le film de l’étape.
 
Les maîtres chargés vus sur l’écran applaudissant à tout rompre, jurèrent leurs grands dieux qu’ils n’applaudissaient pas le coureur, mais leur vélo.
 
Après la consigne d’octobre 1958 à octobre 1960
 
L’élan donné par les conséquences des évènements de SAKIET fut conservé dans les unités pour distraire au maximum le personnel.
 
- Les circuits de films furent connus dans la Base aérienne et la Marine.
- Des programmes récents venaient de Métropole, transportés par l’Armée de l’Air.
 
L’année 1958 se terminait sur une St-Eloi interarmes imposante :
 
- Tombola avec « permission exceptionnelle » à passer en France plus 100 francs d’argent de poche (6000 billets vendus à 020) ;
- Concours et défilé de 20 chars et groupes comprenant plus de 200 personnages costumés ;
- Un pot général de 1500 personnes ;
- Budget autonome équilibrant 400 000 francs de dépenses ;
 
Le Noël de l’équipage réunissait 80 familles de matelots et quartiers-maîtres, avec goûter, clowns et jouets offerts par le Foyer.
 
1959 - 1960
 
- De nombreuses excursions furent organisées pour des permissionnaires, en civil, vers Tunis, Carthage, Nabeul, Bella Reggia, Dougga, et autres sites typiquement tunisiens.
- Des joutes, des régates, des fêtes et des jeux nautiques eurent un grand succès.
- Pâques 1959 connu le Grand prix cycliste de la Marine en Tunisie.
- Un match international « France-Bretagne » se disputa devant plus de 2 000 spectateurs dans une ambiance terrible sur le stade de La Pêcherie.
 
La S-Eloi 1959 fut sans doute la plus brillante de toutes les St-Eloi que j’ai connues.
 
Le Lieutenant de Vaisseau Malatre avait réuni des moyens interarmées étonnants : chars et groupes de toutes les flottilles et services de la Marine en Baie Ponty, du Kébir, de la Base Aérienne, le musique des zouaves de quatre-vingts exécutants déguisés et, clou de la fête, rétrospective de la cavalerie par dix-huit cavaliers formés en groupes de trois représentant différentes époques.
Le tout dans une ambiance de fusée, phoscars, feux de Bengale et pétards, de quoi inquiéter les chevaux mais de quoi ravir les milliers de familles et invités venus assister à l’une des dernières grandes fêtes françaises en Tunisie.
 
La détente se confirme par l’inauguration par l’Amiral des installations de plein-air des Foyers :
- A Sidi-Abdallah, agrandissement du cinéma de plein-air ouvert aussi aux familles.
- A Karouba, aménagement de jardins en tonnelle près du Foyer.
- A La Pêcherie, aménagement du cinéma en plain air et inauguration de nouvelles salles de jeux.
 
En septembre 1959, l’Amiral Antoine, Préfet maritime, remet au nouveau Directeur du Foyer de La Pêcherie, Monsieur Lagneau, les clefs d’un nouveau bâtiment : salle de jeux et de réunions.
 
ENFIN, EN JUIN 1960, SEULEMENT
 
Les autorités tunisiennes et françaises autorisèrent la présentation d’un excellent spectacle de danses et de chants tunisiens devant 700 matelots et quartiers-maîtres de la Base.

 

 

 

Le D.F. Lagneau semble avoir été le plus touché, mais aussi celui qui a « plongé » le plus près, dans cette situation militaire inattendue et dans la vie menée par les équipages pendant le combat.
 
Extraits d’une lettre de François Lagneau (directeur du Foyer de La Pêcherie en1961)
 
A La Pêcherie, en 1961, le programme de cinéma change chaque soir.
Une troupe de variétés, un orchestre, des clubs de billard français, de ping-pong, de baby-foot, etc… constituent les distractions les plus appréciées.
 
Le stade, avec piste d’athlétisme est compris dans l’enceinte du Foyer. Il permet, avec l’amicale collaboration du Service des Sports de la région, l’organisation de plusieurs championnats inter-armées et des démonstrations des sports de combat (Escrime- Judo – Karaté – Clos-combat – Lutte bretonne – Tournoi de boxe) ainsi que la constitution de groupes de supporters pour chaque équipe de sports collectifs. Le chiffre d’affaires passe de 20 à 100 millions A.F. en 1961. Cette année, il est vrai, amène la guerre ouverte et plus de dix mille hommes vivent sur une très petite surface.
 
Le Foyer de La Pêcherie devient le lieu de rencontre quotidien pour plus de cinq mille hommes !
 
Vers la mi-juillet 1961, la tension monte rapidement avec l’arrivée massive de plusieurs milliers de Néo-Destouriens défilant autour des Bases et criant des slogans anti-français.
 
Ayant besoin de me rendre à Tunis, grâce à ma carte d’« étranger » en règle (notre position civile aidant bien les choses), je ne remarque rien d’anormal, malgré les rumeurs et les préparatifs des hôpitaux de Bizerte.
 
Pourtant, la défense s’organise et l’Officier en Chef des Equipages Pothier voyant les points faibles de la clôture du stade, installe six cents mètres de barbelés et deux mitrailleuses sur le toit du Foyer. Le Foyer ferme et on ne me laisse que mon fidèle Artilleur Poujol.
 
Me sentant inutile ici, je fais la tournée des hommes à leurs postes en leur apportant plusieurs fois par jour, des revues, des jeux, et surtout à boire.
En juillet, à Bizerte, sous un harnais inconfortable, c’est une richesse !
Je distribue aussi gratuitement des dizaines de transistors.
 
Dans l’après-midi du 19 juillet, les Tunisiens ouvrent le feu sur nos avions. Cette fois, ça sent le roussi !
 
En effet, dans la soirée, les renforts de parachutistes français sautent sous le feu des armes automatiques tunisiennes. Dans la nuit, les paras viennent visiter les alentours du Foyer et contrôler sa défense.
 
Le 20 juillet, les Corsairs rasent les toits et bombardent une colonne de véhicules tunisiens remplis de munitions, laissant une énorme fumée noire monter dans le magnifique ciel bleu de Bizerte.
 
Ne sachant à quel saint se vouer, j’ai demandé au Médecin-Major de bien vouloir m’accepter comme infirmier auxiliaire volontaire. Me voilà nanti d’un brassard et d’un fanion pour la 4 CV que l’Aumônier m’avait prêtée.
 
Entre deux accalmies, je décide de faire porter mon précieux stock à l’infirmerie proche.
 
Une rafale de mitraillette tirée de la gare, arrête momentanément l’enthousiasme de mes aides bénévoles. Des blessés arrivent. Des balles viennent s ‘écraser contre l’un des murs ; une vitre se brise ; c’est impressionnant. Le médecin Simon réclame du personnel pour faire des compresses. Je file à l’Etat-Major en face, ramène des secrétaires inoccupées et nous plions ensemble quelques milliers de compresses.
 
Les paras arrivent. Ils ont fière allure et nous les applaudissons. Ils vont donner l’assaut à la Cimenterie. Arrêtés un moment près de nous, je leur fais servir à boire en vitesse, sous l’œil goguenard de quelques-uns. Certes, cela n’avait rien de grandiose de déboucher des bouteilles, mais ces hommes qui partaient au combat en éprouvèrent un plaisir profond. A partir de ce moment, je ravitaille les postes de combat. C’est ainsi que je vois le Maître Gendarme Martin blessé à l’épaule, près de La Pêcherie.
 
De l’autre côté de la porte, dans la rue principale de La Pêcherie, des femmes et des enfants cachent des combattants qui s’approchent. Nos observateurs qui ne se méfient pas reçoivent donc les « pruneaux » sans répondre car ils risquent de tirer sur des femmes et des enfants désarmés. Mais, aux premiers coups de feu, ces femmes et ces enfants se dispersent en hurlant, de chaque côté, si bien que quelques combattants tunisiens sont rapidement abattus.
Je n’ai pas eu le toupet de prendre des photos et je le regrette sincèrement.
 
Je reviens donc à l’infirmerie où le Maître Martin est aussitôt soigné. Des matelots qui viennent d’être remplacés à Sidi-Salah par des parachutistes, se dirigent ver moi : »Nous avons soif Monsieur Lagneau ». Ah, quelle joie, mes amis, d’avoir le moyen de réconforter ces garçons. L’un des matelots a tous les doigts brûlés pour avoir pris sans précaution le canon de son fusil mitrailleur. Je le fais boire comme un bébé. Il en est tellement heureux qu’il veut me remercier… mais ses doigts lui font trop mal.
 
Le Commandant de la Baie Ponty me convoque à son bureau. « Il y a une centaine de femmes qui sont entrées, avec leurs enfants. Nous n’avons pas de quoi les loger et encore moins de les nourrir. Votre mission est simple. Il faut les ramener chez elles ; le danger est écarté maintenant ».
 
Déjà ces femmes et ces enfants sont au Poste des Maîtres. Je leur demande de m’écouter :
« Vous allez venir avec moi. Vous savez bien que je suis à votre service et que je ferai le maximum pour aider ». Et nous voilà partis… vers la porte de sortie. A quelques mètres de là, tandis que le canon tonne, les avions tournoient ; les mitrailleuses, fusils-mitrailleurs, mitraillettes crépitent ; l’une de ces femmes pose sa valise par terre et crie très fort : « Mais il veut nous mettre dehors ! Pas question, nous ne sortiront pas ». Et toutes les femmes de retourner au Poste des Maîtres !
 
Je rends compte au Commandant qui me dit :
« Tant pis. Débrouillez-vous pour les nourrir ». Je reviens au Poste des Maîtres. Le problème des familles est déjà en cours de règlement. Un Officier en Chef des Equipages, dont j’ai oublié le nom, et je le regrette car il joua un r^le discret mais efficace, a pris l’affaire en main et je n’ai plus pour ce jour-là à m’en occuper. Les familles affluent de partout C’est finalement Madame Amman, l’épouse de l’Amiral, qui avec un dévouement peu connu, organise les secours aux familles.
 
Poussé par la nécessité de voir ce qui se passe au Foyer, je reviens jusqu’à la porte de celui-ci. Plusieurs balles ont traversé volets et fenêtres de la salle de lecture, mais il n’y a eu aucun blessé de notre côté. Par contre, les Tunisiens ont deux morts et cinq blessés que les ambulances de croissant rouge sont venues ramasser.
 
Le bruit de la bataille est à son maximum autour de la Cimenterie toute proche.
 
Je pousse jusque chez moi. Quelle n’est pas ma surprise de trouver mon appartement complètement envahi de familles réfugiées tremblantes autour de ma femme et d’un Officier des Equipages en retraite qui eux, par contre, commencent à être sérieusement excédés par leurs jérémiades. Tout le monde vient du Presbytère et se trouve là depuis que la porte a été ouverte après la bataille du matin.
 
Toute la nuit, autour du Presbytère, des soldats tunisiens ont rôdé. Certains sont montés dans le clocher de l’église pour mieux tirer à l’intérieur de la Base, puis ont reculé dès la première sortie des troupes françaises.
Je comprends mieux maintenant pourquoi toutes les femmes ont tenu à se réfugier à l’intérieur de la Baie de Ponty.
 
A l’infirmerie, le nombre des blessés français et tunisiens devient très important. Le Maître Infirmier me demande de prendre le nom de tous les blessés pendant que les médecins donnent les premiers soins. Le Maître Infirmier n’a pas de problèmes avec les Français bien sûr, mais les Tunisiens refusent farouchement de dire quoi que ce soit. Eux aussi meurent de soif. J’ai aussitôt recours au sérum de vérité, en l’occurrence les sodas ou la bière.. Tous disent leur nom et leur grade sans plus de difficulté. Ouf ! C’est quand même puissant la « bibine » !
 
Mais mon stock s’épuise et le combat continue ; j’ai distribué gratuitement depuis la veille près de 450 000 francs de marchandise. Inquiet, j’en informe le Commandant de la Baie de Ponty, Président du conseil d’administration du Foyer. Celui-ci, enchanté, me félicite. Me voilà soulagé. Vous pouvez aller jusqu’à un million ; je le prends sur moi dit-il et il tiendra parole.
 
Je n’ai plus rien et si les bateaux ne rentrent pas, la situation sera désastreuse, car les bateaux ne rentraient pas et cela nous ne comprenions pas pourquoi.
 
Je me rends donc à l’Etat-Major solliciter le feu vert du Commandant Fiacre. Après avoir entendu mes explications, celui-ci envoie un message express à Marine Bône pour que la bière destinée au Foyer soit acheminée en priorité.
 
Cette journée du 22 juillet commençait. Elle devait être « historique » professionnellement parlant. Un bateau contenant 25 000 cartons de bière destinés au Foyer de La Pêcherie était arrivé… Je craignais un moment la catastrophe… Je n’avais plus un seul homme placé directement sous mes ordres et, déjà, des milliers de combattants attendaient non seulement de boire mais absolument tout du Foyer et de son Directeur bien entendu…
 
Aux grands maux, les grands remèdes, j’appelle le Colonel Commandant les Armées de Terre Aéroportées.
 
« Mon Colonel dis-je, je m’appelle Lagneau, je suis marin et directeur de Foyer, je n’ai plus personne à ma disposition. Or, voilà ce qui m’arrive : un bateau contenant 25 000 cartons de bière – Pouvez-vous m’aider ? Il me faudrait 15 camions avec cinq hommes dans chaque véhicule.
Je sais ce que vous avez fait pour mes hommes. Accordé. » Ouf ! J’organise moi-même le débarquement et mes braves paras pendant l’heure de midi me fauchent un camion tout entier.
Monsieur Schall me le pardonnera sans toutefois me féliciter. La perte ne passait pas au total le million et comme les SAO prirent le surplus de ma réserve, tout rentra dans l’ordre administrativement…
 
En attendant, le Foyer fit face à cet énorme besoin que représentaient pour tous la soif et le plaisir d’une bière fraîche.
 
Les paras me rendirent un coup de chapeau à leur manière en me ramenant pour les familles, deux camions 6x6 pleins de lait, de sardines, de riz, de pâtes et de biscuits.
 
C’étaient des stocks des casernes tunisiennes qu’ils étaient heureux de nous offrir…D’ailleurs, curieusement, personne ne chercha à savoir d’où elles venaient…
 
En guise de conclusion, j’ai vécu des heures brûlantes pendant les cinq jours. Je garde à la fois une certaine amertume de n’avoir pas été considéré comme « civil professionnellement utilisable » et une grande fierté d’avoir vécu près des hommes, de les avoir aidés, réconfortés, rafraîchis.
 
Cette affectation à Bizerte fut une expérience vivifiante, enrichissante et aussi exténuante.

 

 

Episode 3 - DE JUILLET 1961 A SEPTEMBRE 1963

 

Notre ami Larcher me demande de participer au récit de ce que fut l’action des Foyers à Bizerte durant les dernières années d’existence de cette Base et les conditions parfois difficiles dans lesquelles nous avons continué à servir.
 
Je vous livre quelques souvenirs, avant qu’ils ne s’estompent complètement de cette période où les Assistants et Directeurs de Foyers ont particulièrement su faire leur métier.
 
Après le cessez-le-feu de ce que l’on appelle la bataille de Bizerte, les conditions de vie étaient très dures et la menace imminente de reprise des combats maintenait une tension très désagréable car, comme toujours en ces cas-là, les bobards les plus ahurissants circulaient ; on parlait de l’arrivée à Tunis d’avions russes venant combattre avec les Tunisiens et tant d’autres divagations créées par des esprits surexcités de la bataille de juillet.
 
Quand l’Arsenal fut dégagé, les civils dont j’étais, avaient la possibilité de circuler dans la ville tout en étant contrôlés tous les 50 mètres par les militaires tunisiens.
 
Dès le lendemain du cessez-le-feu, un Commissaire politique du Néo-Destour s’était installé à la Poste de Ferryville et, à l’aide d’un cachet, mentionnait sur chaque lettre destinée aux militaires la mention : DECEDE RETOUR A L’ENVOYEUR (tout le courrier transitait alors par la Poste civile).
 
Cette situation inquiétait beaucoup le personnel, jetant le désarroi dans les familles en France.
 
Le receveur des Postes, un Tunisien sympathique, qui était le Président de la Société Sportive de Ferryville et que j’avais aidé, m’octroyait tous les ans une splendide carte de membre bienfaiteur des Jeunes Sportifs Tunisiens.
 
C’est à ce titre que je lui demandais s’il m’était possible d’expédier des télégrammes aux familles.
 
Le Service des Télégrammes n’étant pas contrôlé, il me donna son accord (il prenait lui aussi des risques…) et c’est ainsi que je rédigeais des centaines de télégrammes dont le texte standard rassurait les familles, alors que dans la pièce à côté, j’entendais le bruit sec du tampon DECEDE RETOUR A L’ENVOYEUR qu’un soldat tunisien plaquait consciencieusement sur chaque lettre.
 
C’est à cette période également que se déclencha l’opération « pastèque ».
 
Nos jeunes étaient constamment sur la brèche, car, de l’avis même du Commandement, la reprise des combats était imminente et tous les fortins improvisés pour protéger les installations étaient en alerte permanente ; l’intendance suivait, bien sûr, mais nos jeunes gens, par une chaleur accablante, étaient nourris de conserves.
 
L’accès à l’Hôpital maritime était libre car nos médecins soignaient également les blessés tunisiens. Le mur de l’Hôpital était mitoyen avec une caserne (Le C.A.S.A.F.Y.) et par dessus ce mur, Dieu seul sait combien de tonnes de pastèques sont passées pour être distribuées à tous les postes !
 
Le transport des ces pastèques se faisait sur les calèches qui stationnaient devant le marché central de Ferryville car, bien entendu, aucun véhicule militaire ne pouvait circuler dans la ville contrôlée par les Tunisiens.
 
Quelques jours plus tard, j’avais pu réaliser la même opération avec les barres de glace alimentaire qui transitaient également par-dessus le mur de l’Hôpital pour être distribuées dans les fortins.
 
Tout cela était assez difficile à coordonner car il fallait rester discret, mais j’ai eu de la chance ; bien d’autres se sont retrouvés internés par les Tunisiens pour beaucoup moins. Quelle satisfaction aussi, par cet été torride, de voir les Matelots mordre à belles dents dans une tranche de pastèque !
 
Quelques fois pourtant, les circonstances ne m’ont pas aidé et le Chef d’Etat-Major de la Majorité m’a proprement fichu dehors lorsque je suis allé lui demander son accord pour la reprise du cinéma. Il m’a d’abord regardé d’un air bizarre lorsque j’ai fait cette démarche, puis, subitement furieux, m’a indiqué la porte sans dire un mot (J’ai su par la suite que ce jour-là précisément la situation n’était pas brillante et que le Commandement était inquiet).
 
J’ai passé ma journée à essayer de convaincre tous les Officiers que je rencontrais pour m’aider à obtenir cet accord et j’ai fini par l’avoir. La seule mesure que je demandais, c’était une patrouille pour surveiller le mur de l’Arsenal : notre cinéma de plein air étant situé près du mur d’enceinte et une grenade jetée pardessus le mur aurait pu faire beaucoup de dégâts.
 
Bref, nanti de cet accord, le cinéma démarré et l’effet moral fut incalculable. Les civils se disaient que si les militaires allaient au cinéma, c’est que la situation était stable. Les Tunisiens eux aussi étaient rassurés par ce fait et nos militaires, pendant un instant, oubliaient cette pénible situation. Cette initiative du Foyer fut payante sur bien des points et contribua pour beaucoup à un apaisement des esprits.
 
Notre ami Lagneau avait mis sur pied, avec les moyens du bord, un excellent spectacle de variétés qu’il m’expédia par bateau en zone sud (la route était coupée par un barrage tunisien) et il me fallait pour cette soirée un piano. J’en trouvais un en ville et, avec l’aide d’un jeune Tunisien à qui je proposais une gratification, je me dirigeais vers l’Arsenal, marchant au milieu de la rue dans une ville absolument déserte, poussant une charrette grinçante et en piteux état.
 
Arrivés vers le milieu de l’Avenue de France, une rafale de mitraillette, partie on ne sait d’où, vint nous siffler aux oreilles.
Je lâchais la charrette qui bascula ; le piano glissa jusqu’à terre, s’ouvrit comme une fleur. Je me jetais à terre ; une seconde rafale siffla. Les balles n’ont pas du passer loin car certaines cordes du piano ont vibré donnant un très joli accord…
 
Des soldats tunisiens sont venus m’aider à recharger sur la charrette les restes du piano pour dégager la chaussée et m’ont aidé à pousser cette infâme carriole presque jusqu’au premier poste français car mon aide avait disparu affolé sans doute par le bruit des balles.
 
Quand je franchissais la chicane du premier barrage français, les factionnaires me regardaient d’un air bizarre. L’un des matelots du poste qui me connaissait me cria : « ça va bien ? Oui, Monsieur l’Assistant ». Je lui répondis oui, mais tout compte fait, le ton sur lequel il me posa cette question me sembla un peu curieux.
 
Nous avons continué ainsi jusqu’au départ définitif de Bizerte, en septembre 1963.
 
La veille de l’appareillage, encore deux salles de cinéma fonctionnaient (Karouba et La Pêcherie). Les projecteurs à arc ont été embarqués à la fin de la séance, sur le dernier bateau, ù l’on pouvait encore trouver un peu de place.
 
Chaque activité maintenue le plus tard possible dans les Foyers posait des problèmes énormes. Le passage sur le stade de La Pêcherie du « Grand Cirque de Paris » avec ses 12 lions, ses chiens savants, la cavalerie, etc…, a groupé je crois le maximum de problèmes car les autorités locales tunisiennes s’opposaient au tout dernier moment à l’entrée du Cirque sur la Base. Le Commandement a dû faire intervenir l’Ambassadeur de France à Tunis auprès du Ministre tunisien des Affaires Etrangères pour faire annuler cette décision.
 
Quand tous ces problèmes furent aplanis non sans mal et qu’avec des moyens de fortune nous avions installé des sièges en quantité suffisante pour regrouper une dernière fois toute la population civile et militaire de Bizerte, un orage subit, d’une violence inouïe, éclata.
Nous nous réfugiâmes, Pizay et moi, sous la tribune du stade.
On se regardait, sans mot dire, pensant que c’en était trop !
 
Pizay, sous un déluge incroyable, partit demander à la Météo les prévisions pour les heures à venir. Il revint très vite me disant que normalement cela devait s’arrêter… Effectivement, une accalmie qui dura le temps du spectacle nous permit de faire passer une soirée agréable à tout le personnel, 3000 personnes environ, en les groupant une dernière fois sur le stade de La Pêcherie.
 
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